8 décembre 2022

N° 281 - Des bougies à Noël ?

J'entends à la radio qu'on va délester, peut-être, peut-être pas, mais qu'il n'y a pas de quoi paniquer... A tout hasard, préparons-nous quand même, sur un air que tout le monde connait sûrement encore* ?



Je te parle d’un temps
Qu'après quatre-vingts ans
Je ne pensais connaître...
Pourtant nous revoilà
De Charybde en Scylla
Au temps de nos ancêtres
Et dans notre foyer
Que tu trouvais douillet
Avant cette débine
Le temps est revenu
De rustiques routines
Que tu n'as pas connues...

Aux chandelles, aux chandelles
Nous dinerons en amoureux
Aux chandelles, aux chandelles
Sans EDF un jour sur deux...

Ils sont dans le pétrin
Ils ont tant de pépins
Tellement de déboires...
Peu de kilowattheures
Sortent des réacteurs
Tu ne vas pas le croire
On ne pourra bientôt
Manger un repas chaud
Qu'avec un peu de veine
Quand sera sous tension
Quelques jours par semaine
La plaque à induction...

La gamelle, la gamelle
On la chauffera de son mieux
La gamelle, la gamelle
Sur du bois mort, à petit feu... 

Parfois il t’arrivait
Devant notre TV
De passer des nuits blanches
De grand film en polar
De série en nanar
Mais si l'on nous débranche
Et si déjà demain
Notre poste s'éteint
Ce n'est pas un problème
Car tu seras ravie
Je sais ce que tu aimes
Tu vas être servie...

Des poèmes, des poèmes
La nuit je vais t'en réciter
Des poèmes, des poèmes
Pas besoin d'électricité...

Quand au hasard des jours
Ce sera notre tour
Que la télé s'arrête
Au moins nous n'y verrons
Plus ces pans de maisons
Ces immeubles en miettes
Où couvent des brasiers
Ces traces de quartiers
Où plus rien ne subsiste
Où des gens aux abois
Survivent les yeux tristes
Dans le noir et le froid...

En Ukraine, en Ukraine
C'est autre chose que chez nous
En Ukraine, en Ukraine
Ils n'ont plus de courant du tout...



Mais si vous souhaitez vous remettre en mémoire la version originale de Charles Aznavour et Jacques Plante (1965), voyez par exemple https://www.youtube.com/watch?v=fVfnEyLOkrM







7 novembre 2022

N° 280 - Grosse pomme Tatin


J'ai entendu à la radio l'histoire de ce tableau de Piet Mondrian exposé la tête en bas depuis des années. New York City 1... Comme tout le monde j'en ai vu la photo dans les journaux, ou à la télé. Comme tout le monde je me suis dit qu'on ne saurait en vouloir à personne : l'artiste avait négligé d'en munir l'encadrement d'un petit piton, ou d'une ficelle ! New York City 1... J'y ai vu bien sûr quelque chose comme un plan de Manhattan : les 5th, 6th... 11th avenues, les W45th, 46th... 54th streets sur un écran de Maps ou de Waze. Avec en rouge peut-être les rues en sens interdit, en bleu celles en sens unique, en jaune à double sens. Mais ce n'est pas un vrai plan, c'est un symbole, où le nord importe peu. Le tableau carré a quatre hauts et bas possibles : il me lâche sans boussole, il me perd dans New York City 1, libre d'errer entre les gratte-ciel, de prendre à main gauche où je veux, à main droite quand je veux.... 

Pourtant la conservatrice du musée de Düsseldorf a un scrupule. Elle a vu une photo de l'atelier de Mondrian où son tableau est sur un chevalet, dans l'autre sens. C'est en noir et blanc mais elle se fie aux espacements. Elle est tentée de le remettre à l'endroit, mais le tableau est trop fragile. D'autant plus que ce n'est pas vraiment un tableau : la toile est vierge, les bandes de couleur sont des rubans déjà plus très adhésifs. L'artiste tournait sans doute le châssis dans le sens qui facilitait son collage et l'on ne sait s'il avait tout à fait terminé quand la photo fut prise... Il y a bien un autre New York City de Mondrian au Centre Pompidou, fait un an plus tard, à l'huile celui-là, mais ce n'est pas le même canevas1. New York City 1 restera donc tel qu'il est, laissant chacun incliner la tête ou faire le poirier pour décider dans quelle position il ressent la plus forte émotion...

Je ne sais trop quelle est la mienne devant ce réseau de parallèles tricolores et primaires... Leurs entrelacs, leurs entrecroisements me ramènent aux origines de ce blog, où mes mots parallèles prétendaient faire écho aux mots croisés de mon puîné. Le tressage des rubans m'intrigue. J'en compte dix dans un sens et quatorze dans l'autre. Lequel a été posé le premier, dans quel désordre se sont-ils succédés et chevauchés ? Sans rien changer au motif ni aux couleurs il pourrait y avoir des milliards de combinaisons possibles2... Et même quatre fois plus grâce aux quarts de tours. Je vais proposer à mon frangin de nous lancer dans la confection de toutes ces variantes de New York City 1. Et de les numéroter soigneusement, comme nos autres œuvres.

 

1 - Voir par exemple : https://www.slate.fr/story/235625/tableau-mondrian-accroche-mauvais-sens-envers-new-york-city-musee-exposition

2 - 140 croisements dessus ou dessous, d'où 2140 = 1.39... x 1042 ??

 






2 novembre 2022

N°279 - Mange ta soupe !

J'entends à la radio que des attentats se multiplient dans les pinacothèques. Des factieux aspergent de potage épais ou de sauce pâteuse des toiles de grands maitres, en prétendant nous exhorter ainsi à renoncer aux énergies fossiles. Nous avons connu jadis un histrion wallon qui se faisait une joie d'aplatir des tartes à la crème sur les tronches des notables qu'il ne pouvait pas blairer. Il y eut aussi quelques enfarineurs, moins portés sur la pâtisserie, qui se contentaient de leur vider un sac de farine sur le crâne. Mais pourquoi donc barbouiller aujourd'hui de coulis de tomate les tournesols du malheureux Van Gogh ? Peut-on imaginer en effet une pub plus efficace, plus éloquente en faveur de l'énergie solaire que ces superbes fleurs héliotropes ? On se demande comment d'iconoclastes écolos osent balancer leur rata sur des plantes aussi vigoureuses, aussi généreuses, dont les larges feuilles, les fortes tiges, les riches huiles même - une fois recyclées après la friture - produisent tant de barils de bioéthanol ? Quelle sotte inconséquence...

D'autres ont jeté ici une gamelle de purée sur des meules de Monet, là une giclée de ketchup sur la jeune fille de Vermeer et sa perle d'oreille.  On renonce à comprendre pourquoi un sage et joli tendron enturbanné ou de paisibles moissons des alentours de Giverny peuvent enrager à ce point des détracteurs d'hydrocarbures... On craint qu'ils ne prennent d'autres chefs d'œuvre pour cibles et ne les canardent de chantilly, de mayonnaise ou de crème de marrons. On ne leur accordera même pas de circonstance atténuante si jamais ils arrosaient de minestrone la Vénus de Botticelli, poussée par un doux zéphyr jusqu'au rivage de l'ile de Chypre, toute nue dans le vent, debout dans la conque nacrée d'une immense coquille Saint-Jacques. Bien que le placement de produit y soit manifeste et le lobbying effréné de la Shell assez impudent...




9 octobre 2022

N° 278 - En attendant l'été de la Saint- Martin*...

 J'entends à la radio que nos gouvernants prêchent d'exemple pour nous inciter à la sobriété énergétique. On n'a toujours pas rallumé le calorifère au Château ni dans les ministères, bien que les petits matins de ce début d'automne soient un tantinet frisquets : on s'y entraîne crânement à survivre par moins de 19°. On nous a montré le Président et son Grand Argentier posant en pulls à col roulé et la Première Ministre causant aux gazetiers vêtue d'une polaire. Piqués au vif, des échevins ont relevé le gant et enfilé des mitaines : en sa mairie de Creil le bailli s'est même coiffé d'une cagoule passe-montagne pour tenir conseil.

J'ai moi-même, sachant que le syndic avait fait strictement reprogrammer la chaudière, renouvelé sans attendre mon trousseau de marcels thermolactyl et de caleçons longs. Et puisqu'on parle déjà des fêtes de fin d'année je conseille aux vieux amis avec qui nous réveillonnerons sans chauffage de sortir dès maintenant de leurs greniers tout leur saint-frusquin de nippes molletonnées, de bonnets à poil, de boots fourrées et autres trophées de voyage pour les aérer et les épousseter avec soin. Prépare, Pamphile, ton qulittaq inuit en peau de caribou retournée et toi, Marinette, ton ouchanka à oreillettes en fourrure de renne. Défripe, Désiré, ta kossovorotka brodée, brosse ton ample touloupe de moujik yakoute et vérifie, Léonor, que tes valenki de feutre ne sont pas mitées. N'oublie pas, Nestor, ta papakha géorgienne de mouton karakul et toi, Rosette, sors pour l'occasion ton long kofte lapon et tes skallers à pompons et pointes rebiquées. Nous pourrons encore vous prêter au besoin une chuba tibétaine en laine de yack, un schtreimel de treize queues, un deel mongol doublé de peau de chèvre et deux ou trois bonnets péruviens tricotés. Et, comme vous savez, nous avons tout un assortiment de couettes, de plaids, de couvre-pieds et de tartans sous lesquels nous pourrons nous blottir pour prendre la tisane. Quel bonheur ce sera alors d'entonner ensemble, sur le coup de minuit :

Ami Nestor
Ami Nestor
Lève ton verre
Et surtout, ne le renverse pas
Et porte-le au frontibus
Au nasibus
Au mentibus
Igloo, igloo, igloo, igloo, igloo...

 

*Saint-Martin est fêté le 11 novembre, où le temps se radoucit parfois. Ce légionnaire fut canonisé pour avoir donné (un jour de redoux ?) une moitié de son manteau à un miséreux, manchot peut-être...




23 septembre 2022

N° 277 - Hors circuit ?

J'entends à la radio le ministre de la santé, le nouveau, Monsieur Braun... Je vérifie quand même... Oui, Braun, c'est bien ça. L'autre jour j'ai entendu successivement Elisabeth Borne, Clément Beaune, Laurence Boone, Yaël Braun-Pivet, Dany Boon, maintenant François Braun alors, c'est vrai, je m'y perds un peu. Au moins Boon n'est pas au gouvernement, du moins pas encore. Donc François Braun annonce qu'on aura bientôt droit à des consultations gratuites à 25, 45 et 65 ans. Ça, c'est bien. Veillez quand même à confirmer votre rendez-vous d'une fois sur l'autre parce qu'aujourd'hui, déjà, il faut s'y prendre des mois à l'avance pour n'importe quel rancard. Oui, c'est comme ça maintenant, il faut penser à programmer ses études sur parcoursup, ses vacances sur abritel, ses voyages sur booking et ses maladies sur doctolib. Mais ça n'est pas facile : trois mois à l'avance, on ne sait pas toujours quelle maladie choisir. Et il y a des imprévus : le toubib prend sa retraite, il craque ou il chope le covid et tout est à refaire ; je sais, ça m'est arrivé. On dit que des petits malins retiennent tous les premiers rendez-vous libres pour les proposer sur la toile. Quelle époque ! Alors les consultes gratuites de Monsieur Braun, on verra...

En tout cas, comme disait le curé de Cucugnan, "pour que tout se passe bien, il faut tout faire avec ordre : nous irons rang par rang, comme à Jonquières quand on danse*". En principe chacun devrait être convoqué le jour de son anniversaire, pour éviter les bouchons, les files d'attente en plein désert médical. Puisque vous n'avez a priori pas de raison d'être souffrant ce jour-là, sauf de la gueule de bois, votre médecin traitant ne vous fera qu'un long topo pour vous sensibiliser à toutes les tuiles qui vous attendent. A 25 ans il s'inquiétera de vos écarts de conduite et de vos addictions. A 45, il vous engagera à dépister vos cancers des seins, prostate et côlon, et vos maladies mentales. A 65, il vous préparera au déclin de vos capacités, physiques et intellectuelles, et à la perte de votre autonomie.

Vous trouverez peut-être que j'évoque cela avec beaucoup de légèreté, ou de cynisme. Sans doute le mettrez-vous sur le compte de mon dépit, ou de ma jalousie : je ne bénéficierai pas, en effet, des libéralités de Monsieur Braun. Je me suis d'abord étonné, c'est vrai, qu'il limite sa suite arithmétique de raison 20 à 3 termes. J'aurais trouvé logique et juste qu'il la pousse jusqu'à 85, voire 105. Je me suis demandé si, pour Monsieur Braun, les gens de mon âge n'auraient pas déjà largement atteint leur date de péremption et ne justifieraient plus la moindre dépense. Je l'ai même un peu soupçonné de programmer ainsi notre obsolescence, l'air de rien. Et puis j'ai compris que les octogénaires et demi, de toutes conditions, lui serviraient en fait de modèles pour sa campagne, d'exemples à suivre, d'objectifs à atteindre, et qu'il veillerait à ce qu'on leur prodigue longtemps et sans compter toutes les attentions dues aux belles espèces menacées de disparition qu'il importe tant de préserver. C'est OK pour moi, Monsieur Braun...

 

 


*Jonquières-Saint-Vincent, village du Gard, proche de Beaucaire et Tarascon, où résida Alphonse Daudet (l'auteur du conte "Le curé de Cucugnan", dans "Les Lettres de mon moulin").

16 août 2022

N° 276 - Je chantais, ne vous déplaise...

J'entends à la radio que des bûcherons de la haute vallée d'Aspe y ont entendu chanter une cigale. A des altitudes où, de mémoire d'Aspois, aucune ne s'était jamais aventurée. Mais où l'audacieuse a dû cymbaliser en vain, y étant a priori encore seule de son espèce...

L'écho de son appel montagnard s'est en tout cas propagé aussitôt sur les ondes et sur la toile. Ainsi j'apprends là que les cigales mâles de Provence ne bruissent que par des températures de 22° à 35°, où la petite paroi ventrale qu'elles font vibrer pour attirer les belles a toute l'élasticité nécessaire. Je lis ici qu'on en a déjà entendu dans les forêts du Jura aussi bien qu'à Nantes et peut-être même en Normandie ! Le réchauffement climatique et la succession de canicules les poussent donc vers les cimes, ou plus au nord...

La migration générale qui s'esquisse va toucher toutes les espèces, marines comme terrestres. Mais où pourront bien se réfugier celles qui évoluent habituellement près des pôles ? Les grands cétacés des mers boréales s'en inquiètent certainement déjà. L'orque puis le béluga qui ont entrepris de remonter les méandres de la Seine, l'une jusqu'à Jumièges, l'autre au-delà de Gaillon après avoir traversé en douce tout le port de Rouen, étaient peut-être des éclaireurs, en mission de reconnaissance en eaux douces et tiédasses ?

Des sceptiques s'en amusent : ils blaguent sur le beluga que n'ont pas vu les gabelous, cherchent quel gloubi-boulga(1) aurait pu le faire débagouler ou composent des chansons de goguette sur des airs de boogaloo(2)... Mais des complotistes savent, eux, que Poutine équipe en Mer Noire des commandos de dauphins espions ou poseurs de mines. Aussi soupçonnent-ils l'orque et le béluga d'avoir été téléguidés depuis Mourmansk et la mer de Barents pour préparer un raid des auxiliaires de la marine russe contre nos bateaux mouches ou l'armada de barges qui ouvrira les J.O. dans deux ans. D'autres voient dans la façon dont on les a exfiltrés vite fait l'indice qu'il s'agissait plutôt de jeunes recrues mal entrainées de nos propres forces spéciales.

Quant aux anxieux ils s'inquiètent surtout de ce que les deux cétacés, dont les sonars sont exceptionnels, aient pu se trouver à ce point déboussolés. Devant l'altération avancée de leurs capacités cognitives ils redoutent les effets contagieux des eaux et des parages où ils ont vadrouillé. Aussi nous exhortent-ils à nous faire vacciner au plus tôt, après la grippe du pangolin et la variole du ouistiti, contre l'alzheimer du cachalot. N'ayez crainte d'oublier : doctolib vous adressera des rappels.



(1)  Pitance ordinaire du dinosaure de l'Ile aux enfants.

(2) Courant musical apparu aux États-Unis vers 1965 par fusion d’influences latino et afro-américaines, rendu populaire en France par Le Bougalou du loup-garou du Professeur Carlos.


28 juillet 2022

N° 275 - DysLexis

J'ai entendu à la radio, tôt un matin, qu'il n'avait manqué qu'une voix à la déconjugalisation. J'avais l'oreille encore un peu embrumée, sans son audikette, et, je l'avoue, je me rendormis sans capter si l'assemblée avait débattu de conjugaisons illégales ou de jus à décongeler... Le mot est revenu, un peu plus tard, dans le bulletin diffusé en FM et sourdine par mon petit Sangean-pocket coréen(1). J'en avais un peu mieux retenu les syllabes et je saisis cette fois sur la table de chevet, entre le fixe Gigaset et la lampe tactile à trois intensités, mon Samsung Galaxy. Ayant chaussé mes lunettes je sélectionnai Google de l'index sur l'écran d'accueil et tapotai (je n'en suis pas à la commande vocale...) quelque chose comme dejuconlagisation. Google s'excusa de n'avoir rien d'autre à m'offrir qu'un extracteur d'huiles suisses émulsifiées ou une deuxième vie cryogénique. N'ayant pas l'usage du premier et pas trop tenté par la seconde malgré la canicule je risquai un nouvel essai. Sans poursuivre au-delà de duconlaj ni de dejagul je m'appliquai pour tester dejoncugalisation. Là, Google m'orienta vers déconjugalisation aah. Mon premier réflexe d'internaute trop souvent piégé fut de me dire : "ah, ah, ah... je me suis encore fait avoir". J'ouvris quand même le Petit Larousse qui ne me proposa que déconnecter ou déconner. Pas rebuté par cette mise en garde je sortis mon Lexis de la langue française des grandes occasions, édition 1975. Mais entre déconfiture et déconvenue, qui ne vaut guère mieux, je n'y trouvai qu'une liste d'actions ou d'états inverses en décon-, mais pas déconjugalisation. Je dus retourner au wiktionnaire pour apprendre que le vocable, introduit en sociologie au début du XXIe, désigne "le processus de destruction du lien conjugal, de désengagement ou de réadaptation après la disparition du couple"(2). Autrement dit, on ne doit plus parler de son ex, mais de son/sa déconjugal·e.  

Je m'interrogeais cependant sur la racine commune de conjugal et conjugaison. J'en trouvai l'explication chez Destutt de Tracy, qui écrivit en 1803 : "On appelle ordinairement conjugaisons les déclinaisons des verbes. C'est, dit-on, parce que plusieurs d'entr'eux se conjuguent les uns comme les autres, sont rangés sous le même joug". Je m'en doutais un peu : le joug qui unit, qui accouple, à commencer par les bœufs que ne manquait pas de chanter jadis mon grand-oncle Gaston, au dessert des banquets de noce ou de communion à la mode du Pays de Caux.

J'ai deux grands bœufs dans mon étable
Deux grands bœufs blanc marqués de roux
La charrue est en bois d'érable
L'aiguillon en branche de houx.
J'aime Jeanne, ma femme,
Eh bien j'aimerais mieux la voir mourir
Que de voir mourir mes bœufs
(3).

Pauvre Jeanne !... En était-on déjà à la déconjugalisation antispéciste ?



(1)Ne cherchez pas : c'est la marque de mon transistor de poche.

(2) J'avais quand même appris en passant que l'allocation aux adultes handicapés ne dépendrait plus des revenus du conjoint.

(3)Les bœufs : Chanson de Pierre Dupont (1821 – 1870) http://www.delabelleepoqueauxanneesfolles.com/LesBoeufs.htm






7 juillet 2022

N° 274 - Dura lex ?

 

Il flotte partout comme un air de vacances... Même à la rédaction de mots-parallèles ! Le chef en aurait-il laissé les clefs à un stagiaire ?


J'entends à la radio que ça ne va pas être facile pour le gouvernement... Il va devoir déployer des trésors d'entregent et de diplomatie pour avoir une petite chance de faire passer un projet de loi. Mais il lui faudra d'abord mobiliser des bataillons de virtuoses du traitement de texte pour le rédiger. J'entends sur Inter un commentateur chevronné donner à Mme Borne quelques conseils pour échapper aux chipotages du Parlement, aux pinaillages sur les virgules et aux cascades d'amendements.  Son truc est simple : il faut faire court, se limiter à quelques articles, deux ou trois au plus, et n'employer qu'un minimum de mots. Son calcul est indiscutable : moins il y a de mots, moins il y a de possibilité d'en changer.

En fait ce qu'il faudrait au gouvernement c'est un Secrétaire d'Etat à l'Economie Verbale. Dans le genre, mais c'est trop tard, de Fernand Raynaud. Hélas, personne ne se souvient de Fernand Raynaud... Et pourtant, lui, il savait s'y prendre. Un vrai coach, comme on dit maintenant, quand il corrigeait l'ardoise où le petit marchand de quatre saisons avait inscrit à la craie : "Ici on vend de bonnes oranges pas chères". Tout y passait. Pourquoi ici ? On n'est pas chez le voisin, effacez-moi ça ! Pourquoi on vend ? On se doute que vous n'en faites pas cadeau : effacez on vend ! Bonnes oranges ? Seraient-elles donc pourries ? Allez, effacez bonnes. Et aussi pas chères, parce que cela va sans dire. Et puis effacez oranges : ce ne sont pas des bananes !

Voilà, tout était dit en trois coups d'éponge ou trois coups de gomme... Une magistrale leçon de publicité, de communication et de politique : en dire le moins possible, pour que ça frappe davantage l’imagination.

Mme Borne a dressé l'autre jour la liste de ses priorités. Nul doute qu'un Fernand Raynaud saurait en condenser l'esprit en quelques mots qui aient force de loi. Essayons de nous y exercer ensemble si vous le voulez bien ? Nous remettrons ainsi à l'honneur notre ancienne rubrique "Jeux d'été". J'amorce avec quelques propositions :

- Loi sur les retraites : Chacun aura droit à vingt années consécutives de retraite à la date de son choix.
- Loi sur la santé : L'hôpital veillera à ce que tout vivant bien portant puisse mourir en bonne santé*.
- Loi sur la transition énergétique : Il sera interdit de faire de la fumée.
- Loi sur le pouvoir d'achat : Partout on vendra de bonnes oranges pas chères.


 * Ca, c'est dû à Pierre Dac.




26 mai 2022

N° 273 - Etude surveillée

As-tu entendu à la radio qu'en Nouvelle Zélande... ? Oui, pardonne-moi, je t'ai déjà parlé de la Nouvelle Zélande. Je n'y ai pourtant passé qu'un weekend... Mais, rends-toi compte : c'est au bout du monde ! Tu ne peux pas aller plus loin. C'est comme l'Everest : tu ne peux pas aller plus haut. A moins d'un tour en SpaceX, ou sur la Lune. C'est vrai, j'en rêve, je te l'ai déjà dit. Mais, bon, on verra... La Nouvelle Zélande, tu vois où c'est sur ton planisphère ? Là, le petit pays dans le coin, en bas à droite, en pleine mer. Tiens, tu as raison : il y est aussi en bas à gauche. Oui, c'est le même, il y est deux fois. Mais comme ça on comprend qu'un planisphère, en fait, ça s'enroule, ça se referme. Parce que la terre est ronde depuis Galilée, ça tu le sais. Ronde de tous les côtés, bien sûr. Tu dis ? Que ça devrait s'enrouler aussi dans l'autre sens, pourtant ce n'est pas le même pôle en haut et en bas... Tu as raison, ce n'est pas logique. Je vais vérifier. Mais je disais : la Nouvelle Zélande, c'est le pays le plus lointain où je sois allé. Vingt mille kilomètres à vol d'oiseau, en ligne droite. D'accord, pas n'importe quel oiseau : un kiwi ça ne vole pas. Et puis, oui, en ligne droite courbe, si tu préfères. En ligne droite droite ce serait bien plus court, mais il faudrait qu'il y ait un tunnel ! Plutôt un puits qu'un tunnel, si tu veux. Et il fera chaud dans l'ascenseur, OK...

Bon, ce que j'ai entendu c'est que l'eau monte en Nouvelle Zélande. A cause du réchauffement, de la fonte des glaciers, tout ça. Tu le savais, évidemment. Mais ça monte plus vite que chez nous. Moi, je ne trouve pas ça étonnant : la Nouvelle Zélande c'est en bas quand même et l'eau, ça coule vers le bas. La terre, après tout, c'est surtout de l'eau, une grosse goutte d'eau et une goutte ça n'est pas vraiment rond, c'est plutôt en forme de poire, tu as remarqué, alors il y a plus d'eau en bas qu'en haut, c'est normal. Non, tu ne me crois pas ? Alors c'est à cause de la fonte du pôle sud. Imagine toute cette eau qui forme une grosse vague, qui remonte vers le haut, qui s'élargit en approchant de l'équateur, de moins en moins haute évidemment. Ah, pourquoi pas aussi haute chez nous, où c'est aussi étroit qu'en Nouvelle Zélande ? Bah, je ne sais pas... Parce qu'elle n'est pas encore arrivée... En tout cas ne crois pas ceux qui disent sur facebook que ce n'est pas l'eau qui monte mais la terre qui s'enfonce. La terre qui s'enfonce, cette blague, en Nouvelle Zélande ! Comme une ile flottante ! Une ile qui surnagerait de moins en moins parce que la mer est de moins en moins salée, à cause de la glace qui fond sans doute ? Ou qui se serait ratatinée, rabougrie, confite... à force de rester confinée ? N'importe quoi ! Bon, je te laisse travailler : tu as contrôle de géographie demain. On a quand même bien révisé.


Source : https://veterinaire-dillies.com/



27 avril 2022

N° 272 - Sueurs froides

J'entends à la radio un ministre russe qui voudrait nous faire peur. Il fait planer, à mots à peine couverts, la menace de la bombe A, comme on disait dans le temps. Les gens de mon âge en ont vu d'autres... Ils sont nés avec, ils ont connu Little Boy et Fat Man, ils ont suivi les essais de Reggane et de Mururoa. J'ai commencé mon service militaire quelques mois après que nos artificiers aient fait sauter deux Gerboises dans le sable du désert. C'est qu'on n'était pas les derniers ! Tout avait commencé chez nous, quand même, avec Becquerel, et puis Marie Curie, excusez du peu...

Et il n'était pas peu fier le quatre-barrettes spécialiste de la protection ABC qui faisait un cours aux élèves-officiers de l'école d'Angers. Il nous expliquait tout, sans fard : l'onde de choc, la boule de feu, les rayons gamma. Il nous montrait la règle à calcul circulaire qui nous permettrait d'y échapper le jour où l'ennemi de l'est nous en balancerait une, avant qu'on lui rende la pareille. Il fallait diriger le zéro du cadran vers le champignon suspect. En estimer la hauteur au pouce et placer en regard la graduation du premier disque. Ensuite afficher la direction et la vitesse du vent, au doigt mouillé. Enfin lire sur la couronne centrale le temps dont chacun disposait peut-être pour déployer la protection fournie dans son paquetage. D'abord planter en terre les deux mâts de tente et tendre entre eux la toile qui l'abriterait des rayonnements. Ensuite, avec sa pelle-pioche pliable, creuser derrière cet écran une tranchée ou un trou individuel de taille suffisante et s'y installer en attendant les ordres. Je ne sais plus si la calculette tenait compte de la nature rocheuse ou marécageuse du terrain. Ce dont je me souviens bien c'est d'être sorti de cet amphi un rien soucieux. Un jour ou l'autre ces gens-là ne résisteraient plus au besoin, ou à l'envie, de s'y essayer en vrai...


Je suis allé à Hiroshima. J'ai vu la carcasse du dôme dans ce parc immense et silencieux. J'ai parcouru le long musée blanc, vu les centaines de photos de ruines, de corps calcinés, d'ombres imprimées sur les murs, de survivants hagards, d'infirmes irradiés. Je suis allé à Nagasaki...



On a fait bien des progrès depuis. Les bombes d'aujourd'hui sont des dizaines de fois plus puissantes. Les Etats-Unis comme la Russie en ont cinq ou six mille en stock. La Chine, la France, la Grande Bretagne, l'Inde et le Pakistan quelques centaines. Sans oublier Israël, la Corée du Nord, l'Iran bientôt. De quoi anéantir combien de centaines de milliers d'Hiroshima ? Combien de dizaines de milliards d'Hiroshimiens ?

On dit qu'il nous reste trois ans pour éviter que de larges régions de notre globe deviennent invivables. Trois ans pour enrayer la disparition d'autres espèces animales, trois ans pour sauver... les moineaux de Paris. Et s'il ne restait que quelques mois, quelques semaines avant qu'un fou abatte son poing sur le bouton noir qui, de réaction en chaîne en réaction en chaîne, nous plongerait au cœur même du soleil...

 


Quelques précisions :
Little Boy, Fat Man : surnoms des deux bombes larguées sur le Japon en 1945.
Reggane au Sahara, Mururoa en Polynésie : sites des expérimentations françaises (la dernière en 1996).
Gerboise bleue, blanche et rouge : les trois premières bombes A testées à Reggane en 1960.
Protection ABC : défense contre les dangers atomique, biologique et chimique.
A Angers : l'Ecole d'Application du Génie.

12 avril 2022

N° 271 - Bon bec

J'entends à la radio que les trois quarts des moineaux de Paris ont disparu depuis quinze ans. Qu'en dirait François Villon, qui prétendait jadis : Il n'est bon bec que de Paris ? Ceux qui s'en inquiètent ne savent trop comment l'expliquer. Le moineau, plutôt casanier, n'a pas pu migrer ni filer bien loin à tire d'aile. 

Il se peut que les jeunes moinets aient dépéri, ne trouvant plus à becqueter un seul petit morceau de mouche ou de vermisseau. On conçoit aussi que le moineau et sa moinelle ne sachent où nicher sur les façades lisses de nos buildings modernes et ravalés. Il n'y a plus un trou, plus un recoin où se glisser dans ces falaises de verre et de béton. Plus de corniches, de bossages ou de chapiteaux où s'abriter, plus de frises, de volutes ni de godrons où blottir un œuf. Mais ce n'est pas nouveau : l'architecte des châteaux d'Anet, Chenonceau et Saint-Germain, le fameux Philibert de l'Orme, condamnait déjà l'excès de modénatures qui ne ramassent qu’ordures, vilenies, nids d’oiseaux, de mouches et semblable vermine. Que s'est-il donc passé en quinze ans ? 

Il y a bien le changement climatique... Mais il fait plus chaud qu'avant et l'on ne devrait plus déplorer d'entendre, comme Jacques Prévert : 

    La voix d'un oiseau craintif
    La voix d'un moineau mort de froid
    Sur le pavé d'la rue d'la Joie.


Les aurions-nous inconsciemment bannis de partout, plus excédés encore par leur guilleri que par le chant du coq et le tintement des cloches ? Hugo déjà s'irritait de leur pépiement dans un cimetière où des moineaux francs faisaient l'école buissonnière :

    Je criai : - Paix aux morts ! vous êtes des harpies.
    - Nous sommes des moineaux, me dirent ces impies.
    - Silence ! Allez-vous-en ! repris-je, peu clément.

Les moineaux de Paris ne savent plus où se mettre. Mais il y a longtemps qu'ils ne peuvent plus compter sur le blair de Monsieur de Bergerac, qui paternellement se préoccupait de tendre ce perchoir à leurs petites pattes. Il y a belle lurette aussi que les chanteuses des rues comme la môme Moineau et la môme Piaf, qui leur partageaient des miettes sur le pavé, ont fait leur chemin et ne sont plus de ce monde. Alors, quoi d'autre, récemment ?

Reste, peut-être, un constat qui n'avait pas échappé à La Fontaine :

    Vraiment, dit maitre Chat,
    Les Moineaux ont un goût exquis et délicat.

Serait-ce la raison pour laquelle il n'y en a presque plus à Paris où, depuis quelque temps, on le sait, chacun cherche son chat ? Le fait est que ces félins sont aujourd'hui les vedettes d'Instagram et les stars de Youtube. Tout Parisien soucieux d'être liké sur les réseaux se doit de posséder au moins un mistigri et d'en poster toujours plus de photos et de vidéos. S'afficher avec ses minets peut même aider, quand on postule à de hautes fonctions, à faire oublier le sort qu'on réserverait aux passereaux indésirables...

 


Villon : https://citations.webescence.com/citations/Francois-Villon/est-bon-bec-que-Paris-8936

    https://www.cairn.info/revue-nouvelle-revue-d-esthetique-2019-1-page-79.htm

Prévert : https://www.wikipoemes.com/poemes/jacques-prevert/cri-du-cour.php

Hugo : https://www.bonjourpoesie.fr/lesgrandsclassiques/poemes/victor_hugo/les_oiseaux

Klapisch : https://www.cedric-klapisch.com/fr/chacun-cherche-son-chat

La Fontaine : https://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Chat_et_les_Deux_Moineaux

Comme quoi il suffit de taper sur un moteur de recherche des mots aussi simples que "moineau" et "Paris" pour découvrir des choses qui donnent matière à un billet !..



18 mars 2022

270 - Nathalie 2022


J'ai eu la chance de faire deux voyages en Russie, de visiter Moscou, Saint-Pétersbourg, la région de "l'anneau d'or", Novgorod...

La première fois, en juillet 1991, l'époque était agitée : Gorbatchev était encore président de l'Union Soviétique mais Eltsine, qui venait d'être élu président de la Russie, allait bientôt tenter un putsch. Je me souviens qu'en découvrant le pays, ses magasins vides, ses routes défoncées, ses camions hors d'âge, ses immeubles délabrés, je m'étais demandé pourquoi pendant toute la période de la guerre froide, que j'avais vécue, on avait pu croire que les Soviets atteindraient Brest en trois jours. C'est pourtant ce qu'on redoutait...

La deuxième fois, quinze ans plus tard, tout avait changé. Tout était repeint de neuf, les vitrines débordaient de marchandises, le luxe s'affichait, les promeneuses étaient pimpantes, les touristes et les pèlerins affluaient à Zagorsk. La Russie était devenue un pays normal.

Aujourd'hui Poutine et la folie dévastatrice et meurtrière qu'il déchaine sur l'Ukraine nous ramènent, tous, soixante ans en arrière, en pire... On ne comprend pas que ce soit possible. On ne sait pas quoi faire.

Mes petits-enfants prétendent que tout propos, tout événement me rappelle une vieille chanson. C'est peut-être ce qu'il me reste, quand je ne sais pas quoi dire. Là, c'est vrai, je me suis souvenu d'un formidable succès de Gilbert Bécaud, en pleine guerre froide : Nathalie. Une chanson qui laissait espérer la fin de cette drôle de guerre. Je me suis laissé tenter par l’idée d'en imaginer une suite, malheureusement moins optimiste. Les infos ne donnent pourtant pas vraiment envie de chanter en ce moment. Mais voilà, c'est fait, ne m'en veuillez pas...


Si vous l’avez oubliée, ou même jamais entendue, voici un lien vers la chanson de Bécaud : https://www.youtube.com/watch?v=zuISJycFBo8

Et un autre vers ce que j’ai essayé d’en faire, avec les moyens du bord (le micro de mon ordi, un accompagnement de karaoké nasillard... et une voix qui n’a rien à voir avec celle de "Monsieur 100000 volts" !) : https://youtu.be/QpJKNGFZgsk 

 

Nathalie 2022

Elle a dit son nom, timide,
A l'abri de son parapluie
Et je reconnus enfin mon guide :
Nathalie !
La Place Rouge était blanche
La neige faisait un tapis
Comme jadis, un autre dimanche,
Nathalie...

Elle m'a dit son espérance
De faire un jour un tour en France
Et pensait déjà
M'entraîner au musée Zadkine
Puis au cabaret Raspoutine
Gouter la vodka...

Mais c'est le temps qui décide
Elle n'a pas pu revoir Paris
Je ne lui ai pas servi de guide
Nathalie, Nathalie...

Car, depuis, du fond de son palais
Un despote installé
Au Kremlin pour trop longtemps
A plongé le monde dans la peur
Semé l'affolement
Répandu la terreur.

On n'entend plus en Ukraine
Que sonner les sirènes
Les bombes éclater
Et tout s'écrouler.
Poutine pris d'un accès
De fureur, de violence
Contre la résistance
Veut tout écraser...

Quand l'Ukraine sera vide
Beaucoup seront morts ou partis
Mais certains auront besoin d'un guide
A Paris...

Devant les amas de décombres
Les morts, les réfugiés sans nombre
On demeure sans voix...
Mais dans le Moscou de Poutine
Je crains que ma guide mutine
N'ait crié son émoi
Que frondeuse et intrépide
Elle ne croupisse aujourd'hui
Dans une prison froide et sordide,
Nathalie, Nathalie...



 




(Non à la guerre)

 





26 février 2022

N° 269 - Ukraine


Faisons comme d'habitude... J'ai entendu à la radio, tôt jeudi matin, et nous suivons depuis à la télé, effarés, les premières nouvelles de l'agression de l'Ukraine. Nous voyons des milliers de gens rassembler en hâte quelques affaires pour fuir les bombes et l'envahisseur. D'autres fondre en larmes, ne sachant où aller. Ils nous rappellent l'exode de mai 1940, vue dans tant de films et de documentaires. Je ne m'en souviens pas, bien sûr : je n'avais pas deux ans. Mais ma mère m'a montré un peu plus tard une haute maison de brique aux fenêtres en saillie, en haut du bourg de Cany, près de la place du marché. C'est là qu'elle avait trouvé refuge avec moi et mon frère cadet, un bébé de quatre mois. Madame Bellanger, l'épouse du docteur chez qui ma grand-tante Elise faisait des ménages, avait offert de nous accueillir. Nous avions, j'imagine, pris le train à la gare de Rouen, pas loin de chez nous, et changé à Yvetot... Je me souviens par contre du vélo, un vélo tout bête et lourd, avec son guidon droit, un seul pignon et un porte-bagage. C'est sur lui que mon père, après nous avoir sans doute accompagnés à la gare, était parti vers le sud. Ce n'était pas un champion mais il avait quand même atteint Laval, en Mayenne, peut-être en deux ou trois étapes. Là, le voyant épuisé, quelqu'un avait proposé de l'héberger : c'était le secrétaire de mairie, qu'il ne connaissait pas, bien sûr. Je crois qu'ils sont restés longtemps en contact. Maman, évidemment, ignorait ce qu'il était devenu : il n'y avait pas de téléphone portable. Mais il refit bientôt le chemin en sens inverse et nous revînmes chez nous...  Des années plus tard c'est sur cette bécane trop grande pour moi, garée dans la buanderie au bout de l'allée, que je fis mes premiers tours de pédale.

Nous voyons les habitants de Kiev descendre s'abriter dans les galeries du métro. Et je revois les boyaux étroits et sombres des caves de la vieille école du quartier Saint-Gervais où, petits mômes effrayés, nous avancions à la queue leu-leu pendant l'alerte. Nous voyons les immeubles éventrés par des missiles. Et je me souviens de Rouen vue en flammes, en pleine nuit, la flèche noire émergeant du brasier, depuis nos fenêtres de Grand-Quevilly. Je me souviens de notre terrasse du premier étage entièrement couverte de débris, les miettes de la petite maison de nos voisins de la cité ouvrière des Papeteries, pulvérisée par une bombe perdue.

Je ne veux pas que des souvenirs du même genre reviennent un jour à la mémoire des plus jeunes de mes petits-enfants. L'Europe s'est unie pour que cela n'arrive plus, pour demeurer en paix et défendre la démocratie. Ne prêtons pas l'oreille aux discours haineux des apôtres des régimes autoritaires. Ils rêvent de guerre...

2 février 2022

N° 268 - Avis de recherche


A la radio l'autre matin Christophe Bourseiller, l'homme qui se plaint que ce monde le rend fou, s'étonnait du nombre des disparus volontaires*. A l'entendre dix mille de nos concitoyens se cassent chaque année, se carapatent ou s'esbignent sans laisser d'adresse. Dix mille se tirent des flûtes sans tambour ni trompette. Ou prennent la fille de l'air tout en se faisant la belle... la même sans doute. Evidemment nul ne sait jusqu'où ils ont pu filer à l'anglaise ni s'ils ont mis les voiles plutôt que les bouts pour prendre le large. Ni avec quelle poudre d'escampette ils ont bien pu brûler à la fois leurs vaisseaux et la politesse. On ignore combien se font vraiment la malle pour la poser ailleurs. Car si l'on peut compter ceux qui manquent à l'appel on est incapable de distinguer ceux qui se sont évaporés, volatilisés, ou dissous pour de bon, des petits malins qui se sont discrètement délocalisés et méticuleusement transfigurés, débaptisés et reconvertis. Un disparu n'est vraiment catalogué comme volontaire qu'une fois démasqué ou rentré au bercail. Sinon il tombe dans l'oubli, comme les autres.

Chacun peut citer un ami, un parent dont il ne sait plus où il se trouve ni ce qu'il y fait. Tenez, puisque nous sommes ici, qui sait ce que devient l'auteur des billets que nous avions l'habitude d'y lire ? Aucune nouvelle depuis deux mois ! Même s'il avait pris soin de prévenir que la périodicité de ses rendez-vous serait aléatoire, deux mois c'est long... Mais personne ne semble s'alarmer, personne n'a posté le moindre message confessant un manque. Tant que janvier n'était pas terminé nous pouvions patienter, temporiser, nous dire qu'il ne manquerait pas de publier quelques lignes et de nous souhaiter enfin une année au moins passable. Mais non, rien, pas un mot... Que faut-il craindre ou imaginer ? Qu'il se cloître en ermite à l'écart des clusters ? Ou fasse retraite chez Orpéa pour donner le change, perçu deux fois par jour ? Et si, tout simplement, il était au contraire un peu sec, entre deux vagues, entre deux o, micron et méga ? A moins qu'il ne se soit mis aux verts, attristé par la campagne. Ou qu'il ne lui reste plus à raconter aucun vieux souvenir, aux relents de "mieuZavant" ? Plus rien à mettre en chanson sur des airs démodés...

Si vous avez un indice, inutile de prévenir la maréchaussée. Si vous le retrouvez, abordez-le avec douceur.

 


*https://www.franceinter.fr/emissions/la-chronique-de-christophe-bourseiller (30/1/2022)