27 avril 2022

N° 272 - Sueurs froides

J'entends à la radio un ministre russe qui voudrait nous faire peur. Il fait planer, à mots à peine couverts, la menace de la bombe A, comme on disait dans le temps. Les gens de mon âge en ont vu d'autres... Ils sont nés avec, ils ont connu Little Boy et Fat Man, ils ont suivi les essais de Reggane et de Mururoa. J'ai commencé mon service militaire quelques mois après que nos artificiers aient fait sauter deux Gerboises dans le sable du désert. C'est qu'on n'était pas les derniers ! Tout avait commencé chez nous, quand même, avec Becquerel, et puis Marie Curie, excusez du peu...

Et il n'était pas peu fier le quatre-barrettes spécialiste de la protection ABC qui faisait un cours aux élèves-officiers de l'école d'Angers. Il nous expliquait tout, sans fard : l'onde de choc, la boule de feu, les rayons gamma. Il nous montrait la règle à calcul circulaire qui nous permettrait d'y échapper le jour où l'ennemi de l'est nous en balancerait une, avant qu'on lui rende la pareille. Il fallait diriger le zéro du cadran vers le champignon suspect. En estimer la hauteur au pouce et placer en regard la graduation du premier disque. Ensuite afficher la direction et la vitesse du vent, au doigt mouillé. Enfin lire sur la couronne centrale le temps dont chacun disposait peut-être pour déployer la protection fournie dans son paquetage. D'abord planter en terre les deux mâts de tente et tendre entre eux la toile qui l'abriterait des rayonnements. Ensuite, avec sa pelle-pioche pliable, creuser derrière cet écran une tranchée ou un trou individuel de taille suffisante et s'y installer en attendant les ordres. Je ne sais plus si la calculette tenait compte de la nature rocheuse ou marécageuse du terrain. Ce dont je me souviens bien c'est d'être sorti de cet amphi un rien soucieux. Un jour ou l'autre ces gens-là ne résisteraient plus au besoin, ou à l'envie, de s'y essayer en vrai...


Je suis allé à Hiroshima. J'ai vu la carcasse du dôme dans ce parc immense et silencieux. J'ai parcouru le long musée blanc, vu les centaines de photos de ruines, de corps calcinés, d'ombres imprimées sur les murs, de survivants hagards, d'infirmes irradiés. Je suis allé à Nagasaki...



On a fait bien des progrès depuis. Les bombes d'aujourd'hui sont des dizaines de fois plus puissantes. Les Etats-Unis comme la Russie en ont cinq ou six mille en stock. La Chine, la France, la Grande Bretagne, l'Inde et le Pakistan quelques centaines. Sans oublier Israël, la Corée du Nord, l'Iran bientôt. De quoi anéantir combien de centaines de milliers d'Hiroshima ? Combien de dizaines de milliards d'Hiroshimiens ?

On dit qu'il nous reste trois ans pour éviter que de larges régions de notre globe deviennent invivables. Trois ans pour enrayer la disparition d'autres espèces animales, trois ans pour sauver... les moineaux de Paris. Et s'il ne restait que quelques mois, quelques semaines avant qu'un fou abatte son poing sur le bouton noir qui, de réaction en chaîne en réaction en chaîne, nous plongerait au cœur même du soleil...

 


Quelques précisions :
Little Boy, Fat Man : surnoms des deux bombes larguées sur le Japon en 1945.
Reggane au Sahara, Mururoa en Polynésie : sites des expérimentations françaises (la dernière en 1996).
Gerboise bleue, blanche et rouge : les trois premières bombes A testées à Reggane en 1960.
Protection ABC : défense contre les dangers atomique, biologique et chimique.
A Angers : l'Ecole d'Application du Génie.

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