25 mai 2020

N° 240 - Micros-mégas



J'entends à la radio que les énormes A380 d'Air France ne voleront plus. Même quand on aura eu la peau du virus et pu remettre le nez dehors. Trop grands, trop lourds, trop voraces, ils rejoindront le Concorde au cimetière des éléphants volants. Bientôt, peut-être, les paquebots de croisière s'évanouiront-ils aussi dans les limbes où voguent les vaisseaux fantômes ?...

Le jour même où elle annonçait la mise au rancart des mastodontes ma radio rappelait, c'était le 21 mai, qu'un casse-cou américain de 25 ans avait été le premier, il n'y a pas cent ans, à voler de New York à Paris. Lindbergh avait passé plus de 33 heures, seul, aux commandes d'un petit zinc, sans parachute ni radio, ne voyant rien qu'au travers d'un périscope, derrière un gros réservoir qui lui bouchait la vue.

J'ai pris beaucoup d'avions, de toutes tailles, en quelque... cinquante ans. Pour aller, un peu partout, à des réunions, des congrès, des séminaires ; démarcher des clients, convaincre des ingénieurs en chef ; voir des sites de travaux, éventuels, futurs, en cours, ou à problème ; puis en touriste...

Cette fois-là, il fallait changer d'appareil pour une dernière étape, d'une centaine de miles. Le pilote aidait à fourrer les quelques bagages dans un petit coffre, entre la queue et la porte rabattue où trois marches permettaient de monter à bord. Les six ou sept autres passagers une fois installés, le pilote tira sur une corde pour relever la porte, la verrouilla puis me fit signe d'avancer, tête baissée, dans l'allée étroite qui menait à son siège. Je compris qu'on m'avait réservé celui du copilote, sans doute parce que j'étais étranger. Mon collègue Andrew s'était sacrifié pour occuper le strapontin de la queue : il y avait tant bien que mal replié sa stature de six pieds six pouces, la nuque inclinée, le menton sur les genoux. Une fois sanglé le pilote me donna un gros casque à mettre sur mes oreilles et me montra comment en ouvrir le micro. Il mit en marche. Le moteur et l'hélice, juste sous mon nez, faisaient un bruit d'enfer. Le coucou prit de la vitesse en roulant sur la piste de terre cahoteuse et s'envola...
Je me penchais un peu pour voir, mais le paysage en bas était assez pelé. J'entendis dans le casque que le pilote me hurlait son nom, quelque chose comme James. Je lui dis le mien, mais il fallut répéter. On prenait de l'altitude. James pointa du doigt quelques cadrans, m'en décrit je suppose la fonction, mais dans le vacarme je ne comprenais à peu près plus l'anglais. Je me contentais de hocher la tête.
Nous volions dans la brume. James me demandait d'où je venais. J'essayais laborieusement de le renseigner, sans trop de phrases. Je devinais qu'il évoquait des souvenirs d'un voyage à Paris.
Tout était blanc maintenant au-dessous de nous. Le dialogue était coupé de longs silences, si je peux dire, avec le grondement du moteur. James s'égosillait de temps à autre pour le couvrir et tenter de me faire expliquer ce que je venais faire ici. J'avais énormément de mal à l'entendre et à me faire comprendre. Mais James était bienveillant ; et il craignait peut-être que je m'ennuie.
Nous avancions, toujours au-dessus d'une nappe uniforme et brumeuse. James tapotait des cadrans du doigt. Il semblait douter de quelque chose. Il essayait de voir vers le bas, se penchait même parfois pour regarder par la vitre de mon côté. La brume se déchira un peu devant nous. James poussa un "bloody hell !" tonitruant. Je vis alors que nous étions au-dessus de l'océan. Notre coucou s'inclina à 45° et fit un grand quart de tour sur l'aile en rugissant. James cria quelque chose qui devait signifier qu'il s'était laissé distraire, mais il ne semblait pas m'en vouloir. Les nuages commencèrent à s'effilocher. Puis nous revîmes enfin la terre ferme. Et bientôt la piste du petit aérodrome de Oranjemund.
Pour un peu notre petit monomoteur nous aurait emmenés de l'Afrique du Sud vers le Brésil, à six mille kilomètres de là, comme Lindbergh ! Avec juste assez de carburant pour... trois cents peut-être ?...



P.S. Je n'aurais alors jamais parcouru un petit bout de l'immense concession minière qui s'étire sur des centaines de kilomètres des côtes inhospitalières d'Afrique du Sud et de Namibie.
Des hommes et d'énormes machines y creusent, déplacent, criblent, tamisent quotidiennement de gigantesques volumes de sable pour en tirer quelques poignées de petits diamants entraînés au fil du temps jusqu'à la mer par la rivière Oranje, puis dispersés le long du rivage par les houles et les courants de l'océan... Mais c'est une autre histoire, pour une autre fois ?

18 mai 2020

N° 239 - Les Métamorphoses (Covid et al.)


J'entends à la radio que de savants experts observent que l'utilisation quotidienne et intensive du smartphone entraîne une déformation progressive de nos yeux. Je m'attendais à apprendre qu'ils deviennent rectangulaires puisqu'ils ne regardent plus le monde qu'à travers des écrans de cette forme. J'étais préparé à distinguer les téléphiles, aux yeux 16/9 à grands côtés horizontaux, des iPhonaddicts aux quinquets deux fois plus hauts que larges. En fait les ophtalmos notent surtout qu'à ne pas regarder plus loin que le bout de notre nez collé sur l'écran, nous sommes de plus en plus myopes, et ce de plus en plus tôt, à mesure que nos globes oculaires s'ovalisent 1.

Les anatomistes qui surveillent nos mains constatent de leur côté que nos pouces, à force de balayer l'écran du mobile, s'allongent, grossissent et prennent du muscle. Ils notent aussi des transformations des doigts qui le soutiennent : les auriculaires s'incurvent, des protubérances osseuses se développent sur les index 2. Moi, qui ne sais taper que d'un doigt sur un appareil posé sur la table, je vois bien que le bout de mon index droit s'élargit en spatule.

Notre espèce évolue... Les contraintes que nous impose maintenant la pandémie provoquent de nouvelles mutations. Le port du masque à élastiques a déjà largement décollé nos oreilles. Depuis qu'ils n'ont plus lieu de sourire nos zygomatiques s'atrophient. Comprimés, nos blairs ont commencé à raccourcir. Le processus est déjà très avancé au Japon : il suffit pour s'en convaincre de comparer les nez longs et pointus des geishas des estampes aux petites truffes rondes des tokyoïtes d'aujourd'hui qui, depuis longtemps, masquent leur visage au moindre coryza.

Quelle tête auront les générations futures ? Et quel sera l'effet déterminant : celui de la sélection naturelle, ou celui de l'adaptation des gènes à l'environnement et aux aléas de l'histoire ? J'ai une raison de croire à l'importance de ce dernier facteur. Quand elle était enfant ma mère, en vacances chez une aïeule de Vénesville, un village du Pays de Caux, eut un jour - lors d'une partie de cache-cache - l'idée de se mucher dans le pressoir à cidre, entre la paroi de douves et la grosse vis en bois. Elle racontait qu'un galopin de la bande avait alors fait tourner je ne sais quelle traverse appairée à la vis, qui l'avait frappée, douloureusement on s'en doute, sur le côté du nez. C'est à cela qu'elle attribuait une très légère dissymétrie, que nous n'aurions jamais remarquée sans cet aveu. Et pourtant... Je suis personnellement affligé d'une sinuosité congénitale de la cloison nasale, à laquelle je ne vois pas d'autre explication. Et c'est cette difformité qui me fait, je l'ai déjà dit 3, appréhender l'introduction éventuelle dans mes narines, tant à droite qu'à gauche, de longs écouvillons de dépistage !