14 janvier 2015

N° 136 - Les beaux quartiers


    J'entends à la radio que nous étions des millions. Sans doute... Et tous ceux qui ont vécu l'évènement racontent à peu près la même chose qui cette fois, vous le comprenez, ne prête pas trop à rire ou plaisanter.

    Notre petite troupe, débarquée aux Halles d'un RER bondé, s'est mise en route de pied ferme. Le bon plan serait d'aller droit vers la République par la rue de Turbigo 1 (où Charlie eut ses bureaux). Mais les marcheurs y sont si nombreux que nous préférons ruser, passer par le Centre Pompidou 2, le Musée d'art juif 3, puis par l'étroite rue Portefoin, le Carreau du Temple... Nous jouons des coudes aux carrefours pour croiser les groupes qui suivent d'autres pistes (en perdant à chaque fois deux ou trois des nôtres...). Notre dernier carré renonce à atteindre le Boulevard du Temple, saturé, engorgé, congestionné, même par la rue Charlot (un autre Charlie ?4). Avec la foule nous descendons lentement la rue de Turenne pour rejoindre l'un des itinéraires de délestage, aux Filles-du-Calvaire (vous imaginez Charlie chez les nonnes de N.D. du Calvaire ?).

    Petit à petit nous approchons de Chemin-Vert. Nous sommes à deux pas de la rue des Tournelles, où vécut une famille qui m'est chère. Plusieurs ont disparu dans les charniers de Pologne ou ne sont pas revenus des camps, tandis que Simon, engagé volontaire et gravement blessé, méritait sur le front la Médaille Militaire de la République. Mais nous sommes tout près aussi de la petite rue Nicolas Appert, où les Charlie viennent d'être kalachnikés. Ce brave Appert, qui fut à la fois révolutionnaire et... conservateur 5 !

    Nous piétinons vers la colonne de la Bastille, une étape avant l'objectif final, la place de la Nation. Jusqu'où, en fin de compte, nous n'irons pas : il fait déjà nuit. Mais quel beau parcours, quels beaux quartiers... On y a le choix, pour lier la République et la Nation, entre les boulevards Voltaire et Beaumarchais. Celui-là défendait mordicus la liberté d'expression et le droit de dire ; celui-ci revendiquait haut et fort la liberté de blâmer et le droit de critiquer. Et son boulevard mène à l'endroit où ne restent au sol, pour toujours, que les traces 6 de la "bastille de droit divin".

    Mais ça, c'était autrefois, c'était il y a plus de deux siècles. De nos jours des gens que cela "gonfle", ou dépasse, coupent court à toute discussion à coups de kalachnikov...

    Je porte suspendue au cou l'affichette imprimée le matin. J'y ai ajouté une touche personnelle pour associer dans une même consternation les malheureux flingués froidement en raison (mais où y a-t-il de la "raison" là-dedans ?) ici de leur appétence pour la dérision, là de leur tenue et de leur dévouement, et là de leur attachement scrupuleux à des traditions vénérables. J'y ai écrit : "Nous sommes Charlie, flics et casher". En fait de touche personnelle, on lit sensiblement la même chose autour de nous sur des centaines de pancartes, de banderoles ou d'écriteaux ! Nous sommes des millions, sans aucun doute des millions, d'accord au moins sur l'essentiel : tu ne tueras pas, et il faut de tout pour faire un monde.



Quelques clés ou rappels à l'intention des plus jeunes, ou... des provinciaux :
1.  Voir un plan de Paris, Mappy ou Google Earth.
2.  Le successeur du premier, du vrai Charlie, celui de Colombey (http://www.republicain-lorrain.fr/moselle/2012/10/09/bal-tragique).
3.  Le MAHJ, Musée d'art et d'histoire du Judaïsme, 71 rue du Temple.
4.  Non, un promoteur du 17eme (siècle, dans le 3eme arrdt).
5.  Né en 1749. Inventeur de la conservation par stérilisation à chaud. Engagé dans l'action révolutionnaire de 1789 à 1794. Mort en 1841, plutôt... bien conservé, mais ruiné (http://fr.wikipedia.org/wiki/Nicolas_Appert).
6.  Un pavage retrace les contours de la forteresse sur le sol de la partie ouest de la place de la Bastille (http://fr.wikipedia.org/wiki/Bastille).