26 novembre 2019

N° 229 - Propre et commun


J'entends à la radio (pas sur France Inter, à moitié en grève...) que le dernier grenelle se serait plutôt bien passé. Du coup on espère (?) un grenelle des impôts pour bientôt. Avant, on s'en souvient (?), on avait eu le grenelle de l'environnement, puis le grenelle de la mer. Mais celui qui se termine ces jours-ci mérite qu'on en dise un mot(1). Même si ça n'est pas facile dans un blog d'audience internationale... Amis lecteurs, vous êtes français, en grande majorité. L'audimètre me révèle que dans les trois jours qui suivent la parution d'un nouveau billet vous êtes déjà plus de cent compatriotes à l'avoir lu. Mais il me signale aussi, de temps en temps, un follower en Pologne ou aux USA, un en Thaïlande, un autre en Australie, ou même en Russie ! Sans compter, deux fois par semaine, avec la régularité du métronome, qu'il y ait du neuf ou pas : cinquante-neuf Italiens ! Cinquante-neuf d'un coup, comme un seul homme. Je ne sais d'ailleurs qui soupçonner : une congrégation romaine ou un automate ? En tout cas, puisqu'ils s'intéressent à mes écrits, je dois veiller à ce que ces allophones me comprennent. Je me doute (pour certains, je le sais...) qu'ils ont recours à des logiciels de traduction. Pour les passages ambigus ces robots carburent à l'intelligence artificielle, qui tient compte du contexte, des fautes de frappe habituelles de l'auteur et de ses marottes. Mais grenelle, ça n'est pas facile : ça ne figure dans aucun dico.
Alors l'I.A. se fie à des similitudes et se contente d'à-peu-près. Pour le grenelle de l'environnement par exemple elle scanne écolo, nature, climat, météo et traduit par : la grenouille du bocal. C'est déroutant... J'allais essayer grenelle des ondes(2), mais ma radio grundig m'égrène les griefs de la grève qui la gangrène, elle (oups...)(3).  J'hésite aussi à tester le grenelle des violences, qui pourrait déraper vers arme, carabine, plomb, grenaille... La grenaille de la violence, ça n'est pas hors sujet, mais c'est réducteur. Et puis il y a grenaille et grenaille, la pomme de terre nouvelle. On en récoltait jadis dans le grenier de Paris qu'était le village de Grenelle... Tout au bout d'une venelle devenue la rue des Ministères.
Là où se tînt le premier de ces conciliabules d'un nouveau genre(4). Ces grenelles dont le nom devenu nom commun prendra place dans l'histoire au même titre que les états généraux. Tout comme au musée Grévin le gilet-jaune côtoiera le sans-culotte et le bobo le muscadin.
A propos, cette grève, hein ?



(1)    Le grenelle des violences conjugales.
(2)    Lancé par NKM en 2009.
(3)   A part pour gangrenelle, je vous dois un mot d'excuse : j'ai des problèmes avec le G de mon clavier, fatigué ou encrassé. C'est vrai. Alors je le fais travailler...
(4)    Il y a cinquante ans ? P...

9 novembre 2019

N° 228 - Deux mots sur le mur


Tout le monde parle ou va parler aujourd'hui du mur de Berlin. Alors, pourquoi pas ici ? Mais disons que c'est un billet hors-série, sans humeur ni humour... Juste deux souvenirs. N'est-ce pas ce qu'on attend plus ou moins des gens de mon âge : qu'ils racontent les souvenirs qui les ont marqués, quitte à radoter un peu... tant qu'il en est encore temps ?


Quand le mur est tombé, il y a trente ans, j'étais à Tokyo pour la semaine. Comme à peu près chaque année j'y animais un petit séminaire des ingénieurs de la branche japonaise de ma boite. Du fait du décalage horaire j'appris la nouvelle en direct (sans doute par CNN, pas à la radio...) le 10 novembre au réveil.
Sitôt ma petite classe installée et les "ohayô, ohayô gozaimasu" d'usage échangés, j'éprouvai le besoin de leur dire avant de commencer : "Vous ne le savez peut-être pas encore, le mur de Berlin est tombé !" Mon émotion était certainement inhabituelle, mon ton même un peu solennel. Je ne sais comment l'interprète l'exprima. En tout cas personne, absolument personne, ne réagit : pas un hochement de tête, pas un "heee", pas un "ussooo !"
Ma déclaration tomba complètement à plat. Un flop ! Aussi nous passâmes à l'ordre du jour. Au Japon, on ne s'affranchit pas comme ça de l'ordre du jour. Il n'y avait évidemment aucun sujet de géopolitique à notre agenda...
Je me suis dit après coup qu'il aurait pu y avoir un malentendu. Nous étions en effet réunis pour parler de notre spécialité, de nos réalisations. Or il s'agissait surtout de grands murs de soutènement. Les mots de l'interprète auraient-ils pu leur laisser penser qu'un ouvrage s'était effondré ? Mais tous auraient alors montré leur stupeur et attendu des détails.
En fait tous ces jeunes gens étaient nés après la guerre. Celle du Japon s'était déroulée en Asie. Ils ne savaient probablement pas grand-chose de ce qui s'était passé en Europe. Et, le Japon s'étant rangé du mauvais côté, tout ce qui risquait de ramener au souvenir de cette époque était peut-être encore tabou ?
Je ne saurai donc jamais si le mur de Berlin n'évoquait rien pour eux. Mais, après tout, que savais-je, moi, de... la situation aux Kouriles, par exemple ?

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Six ans avant qu'il ne cède j'avais eu l'occasion de voir le barrage qui séparait les deux Allemagnes. C'était lors d'un voyage à Geesthacht, notre ville jumelle, près de Hambourg. Nos hôtes nous avaient emmenés voir le "rideau de fer". Au retour j'avais confié ces lignes au bulletin du comité de jumelage.

Die Grenze, la frontière.

Elle est toute proche de Geesthacht, vingt kilomètres à peine, guère plus de trois villages à traverser. Des villages aux larges granges ventrues, tout en briques et colombages ; aux pointes des pignons, comme de petites antennes sur de gros scarabées, deux têtes de cheval stylisées s'entrecroisent.

La frontière, bientôt atteinte, c'est le terme de l'excursion. C'est elle que nos amis de Geesthacht tiennent surtout à nous montrer. Dans la forêt de pins et de bouleaux, une large saignée se coule jusqu'à l'horizon, silencieuse comme un fleuve. Une alternance de hautes clôtures hérissées, de pistes rectilignes, de tranchées bétonnées, de labours fraichement ratissés jalonnés de tours de guet. C'est la frontière, le bout du pays, le "finis-terre". On ne va pas plus loin.

Voilà ce que nos Geesthachters voudraient nous voir comprendre, anxieux de nous faire sentir qu'il s'agit là de leur vie de tous les jours ; voilà ce qu'ils nous expliquent, émus, dans la forêt où le soir tombe : ils habitent au bout du monde. Moins heureux que les Savoyards, ils vivent comme au pied d'une chaine de montagne que ne franchirait aucun col. Moins heureux que les Bretons, ils demeurent au rivage d'une mer sans iles, sans voiliers ni navires.

Aux dimanches de printemps quand il nous prend, à nous, l'envie de faire un tour, le pique-nique est déjà dans le coffre de la voiture que nous n'avons pas encore décidé de la direction à prendre. On hésite entre le château de Chantilly au nord et celui d'Anet à l'ouest. On balance entre la forêt de Fontainebleau vers l'est et celle de Rambouillet, plein sud. Aux dimanches de printemps, à Geesthacht, on n'a pas le choix. Si l'on ne reste pas chez soi, on va vers l'ouest. Ou alors on longe la frontière. Die Grenze, la frontière allemande-allemande.
De l'autre côté (les deux tiers des habitants de Geesthacht y ont de la famille) de l'autre côté on a des frères, des oncles qu'on aimait bien, de jeunes cousines qui ont dû grandir. Mais on n'ira pas les surprendre à l'heure du dessert. Elles ne viendront pas non plus, à l'improviste, présenter leur fiancé.

La frontière... Ailleurs c'est une limite qu'on s'amuse quelquefois à franchir rien que pour le plaisir, rien que pour le dépaysement. Pour reconnaître, à des riens, qu'on a en quelques centaines de mètres changé de décor. Pour s'exercer, laborieusement, à convertir les prix lus dans les vitrines, mettre un point d'honneur à s'expliquer avec la vendeuse, dans sa langue, jusqu'au fou rire. Et puis gagner cent sous sur un article dont on n'avait pas vraiment besoin.
Dans tous les comités de jumelage du monde on a un faible pour les frontières. On s'ingénie à les traverser le plus souvent possible, dans tous les sens, sous le moindre prétexte. Elles sont des portes ouvertes vers d'autres peuples vivant sous d'autres lois ; ouvertes sur d'autres traditions, d'autres cultures, d'autres richesses à découvrir et partager. Au comité de jumelage de Geesthacht, comme chez tous les autres, on adore les frontières ; les vraies. Mais pas la frontière allemande-allemande.                                                                (4/10/1983)

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Le barrage qui séparait l'est de l'ouest est tombé il y a trente ans. On en a dressé depuis, un peu partout, beaucoup d'autres : en Cisjordanie, à Chypre, à Ceuta et Melilla, à Calais, de San Diego à El Paso, en Hongrie... La plupart, cette fois, entre le sud et le nord.



4 novembre 2019

N° 227 - Tu clauses, tu clauses...


J'entends à la radio qu'on n'est pas sorti de l'auberge avec la réforme des retraites ! Les grèves, à la SNCF, à la RATP, les hésitations de Macron, tout ça fait beaucoup causer dans les chaumières et même discuter ferme au Club des Anciens. J'avais du mal à y lire mon journal tellement Huguette et Léon1 parlaient fort. Elle ne rajeunit pas, d'ailleurs, cette brave Huguette...

Léon, dis-moi, cette "clause du grand-père", ça n'est tout de même pas pour les grands-mères ?
Si, bien sur, Huguette ! Les mamies comme les papis. C'est la parité.
Mais... je pourrai quand même continuer à prendre le RER ?
Evidemment ! Aucun rapport. Ca ne concerne pas les voyageurs, voyons.
Bah, oui, quand même... Ca les concerne les jours de grève.
Bon, c'est à moi de jouer ? Voilà : débrayez, avec ton r, deux fois triplé, 9 fois 30, plus 50 pour le scrabble, 320 !
Léon ! 320 ? Mais c'est énorme... Tu as une veine de...
Ta ta ta!... C'est à toi Huguette.
Tu ne m'as pas expliqué pour les grands-pères. Ils n'auront donc plus le droit de prendre leur retraite ?
Comment ça ? Pour eux, justement, il n'y aura rien de changé. Par contre, les jeunes...
Ah... Il faudra être grand-père avant de partir en retraite, c'est ça ?... Mais... si on n'a pas d'enfants ?
Ecoute-moi tranquillement, deux minutes. La clause grand-père ça vient des Etats-Unis.
Je m'en doutais ! Encore ce Trump... Mais je ne savais pas que sa Melania était grand-mère.
Mais pas du tout ! Ca remonte à la guerre de Sécession. Tu situes, le Général Lee, tout ça ?
Yes sir ! Pour qui me prends-tu, Léon ?
Alors, après qu'ils aient bel et bien pris la pâtée2 les sudistes ont été obligés d'accorder le droit de vote à tout le monde. Mais ils ont triché : ils ne l'ont donné qu'à ceux dont le grand-père votait déjà avant.
Attends... ils avaient déjà le RER du temps du Général Lee ?
Mais tu dérailles ! En tout cas ce sont les noirs qui ont été marrons...
Alors ça, vraiment, ça n'est pas juste... Parce que tu sais, Léon, dans le RER, les places réservées aux vieux, eh bien elles sont toujours prises par des gamins qui jouent sur leur téléphone. Ta clause grand-mère, je te jure, ils s'en contrefichent ! Les seuls qui me proposent leur place, des fois, justement, ils sont...
Bon, tu joues, Huguette, oui ou non ?
Ca vient, ça vient... Mais, Léon, dis-moi franchement : s'ils finissent par trouver un boulot, tu crois qu'ils vont bien vouloir continuer à payer les retraites de leurs papis et mamies ?
Euh... j'espère. Mais si jamais on va chercher une "clause orphelin" pour les payer moins cher, ils auront peut-être du mal.
D'accord, d'accord... Je n'ai toujours rien compris, mais ça n'est pas grave3 . Tiens, orphelin, avec le n de banquer, deux fois doublé, 52, plus 5 et 4, et le scrabble, ça fait 111. Quoi, seulement 111 points pour moi ?... Au fait, Léon, mardi prochain, tu voudras bien m'expliquer la retraite par points ?



(1) De vieilles connaissances, depuis les n°129 et 156 !
(2) Ca ne te dit rien ? Va voir : https://www.youtube.com/watch?v=glt4SykkzF8
(3) Tout s'éclaire heureusement avec wikipedia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Clause_d%27antériorité (en deux mots une grandfather clause permet de préserver les droits acquis des seniors ; une orphan clause va jusqu'à réduire les droits des nouveaux venus).