29 avril 2015

N° 143 - A ouïe de nez


Je sens à la radio... Ah, je ne vous avais pas dit ? J'ai trafiqué mon radioréveil. Vous avez entendu parler de la médaille du petit Guillaume Rolland*, au Concours Lépine ? Eh bien, je me suis bricolé un radioréveil-olfactif ! 

Bon, ce n'est qu'une version bêta. La base de données qui associe des parfums aux mots que diffuse mon poste n'est pas encore tout à fait au point. Les premiers essais, je le reconnais, ont été un peu décevants. Au début, par exemple, avec Léa Salamé j'avais tout de suite une odeur de saucisson. Quant aux interviews du Ministre des Finances, ils s'accompagnaient soit d'une senteur de bonbon des Vosges, soit d'effluves de bière, je veux dire de cercueil. Alors j'ai compris qu'il fallait laisser à l'appareil le temps d'interpréter au moins trois indices.

J'ai su que je touchais au but quand, écoutant la bénédiction du Pape, urbi et orbi, je me suis senti en odeur de sainteté. Enfin, celle de sa sainteté. En notes de tête : encens et myrrhe, incontournables ; en notes de cœur : baume de saint chrême et moucheron de cierge ; puis en notes de fond, sa touche personnelle : fumet d'asado a la cruz et essence de yerba mate**.

Maintenant ça marche ! C'est idéal pour se mettre au parfum. Tenez, ce matin c'est une forte odeur de cramé qui m'a fait ouvrir l'œil. Inquiétant : le détecteur de fumée n'avait pas bronché. Mais, normal : je sentais les infos de Tchernobyl, où la forêt brule, et de Baltimore, où des émeutiers incendient des voitures. Aussi quand l'envoyé spécial, en s'excusant qu'il y ait de la friture sur la ligne, a dit que la police utilisait des grenades au poivre, je me suis pincé le nez. Après, quand j'ai repris ma respiration, j'ai d'abord cru que mon appareil aussi avait grillé. J'ai reniflé un peu. Rien... Mais j'ai tout de suite été rassuré : il était question des millions planqués par Le Pen. Et l'argent, lui, n'a pas d'odeur.




** L’asado (grillade ou rotissage) est presque le plat national de l’Argentine. Un processus de cuisson fréquent est l'asado a la cruz où les viandes sont soutenues verticalement au dessus des braises par une armature en forme de croix. Quant à la yerba mate (ilex paraguariensis) cultivée principalement en Argentine et au Paraguay, elle est parfois appelée "thé des Jésuites".



10 avril 2015

N° 142 - Mamamouchi


J'entends à la radio que M. Boubakeur souhaite davantage de mosquées. Cela soulève l'émotion, tant sur le web qu'au café du commerce... Il se trouve que j'ai mis hier la main sur une missive ancienne, oubliée (peut-être par l'éditeur des lettres persanes ?) au fond d'un vieil écritoire. C'est l'occasion de la citer.


Lettre XXL (1). De Usbek à Nizam, à Ispahan.                 

Tu ne le croirais pas peut-être : le peuple de France n'est soumis au caprice d'aucun monarque. Les habitants de ce pays désignent eux-mêmes le calife et les vizirs auxquels ils confient, pour un temps, la charge de les régenter. Mais ceux-ci n'exercent point cet office avec tant d'étendue que nos sultans, parce qu'ils ne veulent point choquer les mœurs et religions du peuple. Leur calife ne contraint pas les Français à partager une même dévotion. Il n'a cure qu'ils soient, au gré de leur fantaisie, chrétiens, mahométans, israélites ou impies, tant que cela ne contrarie pas l'exercice de son gouvernement.

Cependant je vois ici que la religion est moins un sujet de sanctification que de discussions sans fin, car il faut choisir entre les cérémonies de mille confessions, toutes chargées d'une infinité de pratiques incommodes. On débat d'abord en quelle posture il faut se mettre : celui-ci veut que je prie sur mes deux genoux, celui-là en branlant du chef et cet autre à croupetons. On dispute aussi de ce qui est mangeable. Un vendredi qu'un aubergiste me servait un civet, trois hommes qui étaient auprès de là m'intimèrent de jeûner plutôt que de courroucer Dieu aux motifs que : pour celui-ci l'animal était immonde, pour celui-là il était mort étouffé et pour cet autre ce n'était pas un poisson. Pourtant un gentilhomme chez qui je pus enfin diner à mon appétit m'assura qu'on rivalise ici en même temps à qui observera le moins la religion qu'il prétend professer. Il me dit : questionnez cent personnes qui vivent en ce pays ; la moitié se déclareront chrétiens : quarante-huit comme papistes et deux comme réformés ; vous trouverez encore six mahométans, un israélite puis deux ou trois adeptes de croyances d'Orient ; les quarante autres se flatteront d'être sans dieu ni diable. Mais alors que trois des six mahométans suivent avec zèle les préceptes de l'Alcoran, seulement six des quarante-huit soi-disant catholiques se rendent ordinairement aux offices (2).

J'avais ci-devant ouï conter des choses que je balançais à croire : nombre des cinquante mille églises, basiliques ou cathédrales, abbatiales, chapelles ou collégiales de ce pays ne sont plus utilisées ; en même temps on n'y trouve pas deux mille mosquées ou couverts de fortune où les mahométans puissent prier. Aussi fis-je à mon hôte cette réflexion : ce pays ne manque pas d'artisans et de manouvriers adroits à faire promptement d'un jeu de paume une salle de concert, ou changer en un tournemain les décors de la scène de l'Opéra, non plus que, prestement et trois fois la semaine, transformer le foirail de Saint-Germain en terrasses pour les maisons de café. Ne sauraient-ils point pareillement déranger quelques accessoires pour qu'un même édifice accueille le vendredi les dévotions des mahométans, le samedi le culte des israélites et le dimanche les offices des chrétiens, de sorte qu'ils y glorifient le même Dieu tour à tour ? L'Etat, qui a l'intendance de ces lieux, pourrait-il mieux faire montre de sa neutralité, comme ceux qui consentiraient à ce partage le feraient de leur charité chrétienne ?

Là mon hôte parut saisi d'incrédulité, puis il se prit à rire en demandant, la main sur mon épaule : comment peut-on être Persan ?

A Paris, le 10 de la lune de Saphar, 2015.

                                                                                 
(1) Simplement parce que c'est... un peu gros.
(2) Ca, c'est sérieux, cf :