La périodicité de mes chroniques est, vous le savez, assez aléatoire... Celle-ci
suit vraiment de très près la précédente mais cette fois ce n’est pas du tout un
billet d’humour, ni tout à fait d’humeur : plutôt d’inquiétude. Et s’il y a une
raison de partager cette inquiétude vous comprendrez pourquoi c’est maintenant,
pourquoi c’est cette semaine. J’ai pensé un moment n’adresser cela qu’aux plus
jeunes de mes “abonnés” mais, après tout, pourquoi ne pas confier à tous ce que
j’ai sur le cœur ?
J'entends
à la radio des échos du centenaire du Chemin des Dames. Nous sommes passés par
là il y a une dizaine d'années. Une réunion de famille nous avait menés à Valenciennes
pour un weekend. C'était en octobre, l'automne était ensoleillé, l'idée nous
est venue de descendre vers le sud sans nous presser, en multipliant les étapes
dans des régions et des villes que nous connaissions mal. Ainsi nous avons musardé
par Laon, Epernay, Tonnerre, Chalon-sur-Saône, la Bresse, avant de rendre visite
à nos amis du Beaujolais, dans leur village aux belles pierres dorées. Puis
nous avons continué par Le Puy-en-Velay, la Lozère, Mende, suivi un bout du
chemin de Stevenson, fait halte à Uzès, Avignon, avant de nous poser chez nos
amis d'Aix-en-Provence et flâner avec eux sous les platanes. Dix jours de
balade paisible, du nord au sud, sans cesser de nous dire que nous habitons un
bien beau pays...
C'est au
début de ce périple, entre Laon et Reims, que j'ai eu envie de faire un détour
par le Chemin des Dames. Nous avons donc fait halte un soir à Craonne, dans une
chambre d'hôte sans charme. Le lendemain matin nous avons gagné les collines et
laissé la voiture dans une clairière silencieuse. Puis nous avons suivi au
hasard quelques chemins sous les arbres, entre les bosses herbues et les creux
des anciens cratères, avec ici ou là de rares bouts de mur, sans presque rien
dire. Dans un tel lieu, c'est instinctif : si agréable que soit l'ondulation
des collines, si plaisante que soit la forêt, on n'ose pas élever la voix.
Ce
besoin d'aller là, d'y marcher, de regarder, en pensant "c'était là",
peut paraitre incompréhensible. Certes, je suis né avant guerre, mais avant la
deuxième, pas la première, pas la "grande"... Mais je gardais à
l'esprit, depuis plus de cinquante ans, un souvenir vif et perturbant et comme
un besoin de comprendre. Cela date des premières années du lycée, qu'on appelle
maintenant le collège. J'étais sans doute en 4eme et Michel en 5eme.
C'était probablement un dimanche et nous déjeunions tous les six et nos parents
chez notre grand-père et nos tantes, sur les hauteurs de Rouen. Mon grand-père,
qui avait fait 14-18 bien sûr et eu la chance d'en revenir, mais qui n'en
parlait guère, portait une superbe moustache en guidon. Il pratiquait, sans en
abuser, un humour un peu caustique et vache qui faisait nos délices quand nous
n'en étions pas la cible. A un moment du repas il a demandé comment ça marchait
au lycée et mon frère, qui faisait allemand première langue, a été tout
heureux, tout fier de lui dire qu'il avait déjà un correspondant. Je me
souviens encore de m'être senti comme pétrifié, gelé sur place, en voyant mon
grand-père pâlir, se crisper, contenir avec peine une espèce de rage froide et
lui lancer : "Eh bien, quand tu lui écriras, dis-lui de saluer de ma part
son grand-père : j'ai dû le rencontrer au chemin des dames" ! Là, ce
n'était pas pour rire... Je ne devais pas bien savoir à l'époque, ou pas du
tout, ce que c'était que ce chemin des dames. Mais il n'y avait aucun doute :
mon grand-père en avait un très, très mauvais souvenir et cela avait à voir
avec ces "boches" qu'il ne portait pas dans son cœur et contre
lesquels il avait fallu "remettre ça" vingt ans après.
Voilà,
c'était il y a peut-être soixante six ans. Depuis nous avons enfin fait la paix
avec les boches, et les autres. Ensemble nous avons entrepris de faire l'Europe
et depuis plus de soixante six ans nous n'avons pas "remis ça".
Depuis,
on n'imagine pas revoir chez nous, ni dans ce bien beau pays ni chez nos voisins, des centaines de milliers de
jeunes gens massacrés, jeunes, tout jeunes, en quelques semaines, comme au
Chemin des Dames, dans une bataille pour rien. Pour rien, sauf nous convaincre
de faire la paix, de faire l'Europe.
Aussi, quand j'entends des candidats à l'élection présidentielle clamer qu'il faut
sortir de cette Europe, sans attendre, ou, tout au plus, après avoir bâclé un
vague plan A ou B, je frémis. L'Europe n'est pas parfaite, loin de là. Rien
n'est parfait... Mais ce qu'on attend d'eux ce sont des idées, de
l'imagination, du travail, pour améliorer encore et encore les choses ! Pas de la
paresse, pas de la facilité, pas la lâcheté de jeter le bébé avec l'eau du bain et
la baignoire au lieu d'en prendre soin, de l'élever, patiemment, courageusement.
Alors je vais voter, bien sûr, mais pas pour ceux-là !
Alors je vais voter, bien sûr, mais pas pour ceux-là !
Mon
grand-père c'est celui qui, en bas, à demi assis, parait le plus petit. En 17
il avait 30 ans et était père de deux très jeunes garçons. Mes quatre tantes, dont celle qui
a retrouvé cette photo, n'étaient pas encore nées. Heureusement, lui, il est
revenu. Ses copains, certainement pas tous...