26 avril 2020

N° 238 - Brionne

J'entends à la radio qu'il sera peut-être possible, dans quelque temps, de se faire tester. Je ne sais trop quelle en sera l'utilité, à mon âge. Mais l'idée qu'on m'introduise pour cela, jusqu'au fond du nez, un long écouvillon, même souple, ne m'emballe pas...

Ce mot m'a ramené des années en arrière, il y a soixante-dix ans, et même plus... Il m'a fait revenir à Brionne, un gros bourg de l'Eure, dominé par les restes d'un donjon féodal. L'épicerie de mon grand-père - épicerie fine, précisait l'enseigne - était située à l'angle de la Grand-Rue et de la place où, à l'époque, la mairie occupait l'étage de la halle. J'y passais chaque année quelques jours de vacances, avec un ou deux de mes frères et sœur. 

Nous étions heureux et très fiers d'aider au service. Grand-Mère nous laissait, à l'ouverture, emplir les pots à lait des clients, en puisant dans les brocs que le laitier avait déposés sur le trottoir, à son heure ; puis trôner à la caisse de chêne ciré et rendre la monnaie ; ou pomper à bras le cidre, depuis le fût entreposé au sous-sol ; ou même, pour les plus habiles, actionner à pleine motte le fameux fil à couper le beurre.

Il arrivait que notre grand-père mobilisât les plus grands pour une opération d'une autre ampleur : mettre le vin en bouteille. On gagnait pour cela l'arrière des immeubles de la Grand-Rue, où des buanderies, des appentis de bric et de broc faisaient face à une vieille chapelle gothique désaffectée. Un passage menait jusqu'au lavoir du bord de la Risle où, à l'occasion, nous aidions la tante Cécile à battre le linge. Une grille donnait sur un jardin un peu à l'abandon. L'entrepôt de Grand-Père le partageait avec une modeste bibliothèque de prêt. C'était une longue et haute bâtisse sans autre ouverture que le portail, aux murs blanchis, où de grands tonneaux sombres étaient alignés, posés sur des chantiers de bois en berceau. Ca sentait la cave, la forêt d'automne, et le vin sans doute. 
Des dizaines de bouteilles vides nous attendaient en rangs serrés. Le remplissage, c'était l'affaire de Grand-Père. Pour cela il n'ouvrait pas la champleure : il grimpait sur la poutre du chantier, faisait sauter la bonde du tonneau et plongeait dans ses entrailles un long et fin tube de caoutchouc. Il amorçait en aspirant un bon coup, laissait couler le pinard dans la bouteille, puis pinçait l'extrémité du tuyau et passait à la suivante. Parfois il fallait réamorcer et Grand-Mère soupçonnerait le soir un peu trop de fausses manœuvres... Nous étions préposés au bouchage. Les bouchons flottaient dans un seau d'eau pour que le liège s'assouplisse. Une fois la bouteille bien centrée sur la lourde boucheuse en fonte il fallait abaisser le levier fermement. Puis on passait à l'étiquetage, avec un petit pinceau de colle. J'avoue que je ne sais même pas d'où venaient les vins auxquels nous prodiguions tous ces soins, de quelles régions, de quels cépages...

Mais avant d'en arriver là il avait fallu préparer les bouteilles. Cela se passait dans la buanderie, à l'angle du chemin du lavoir. Les bouteilles propres séchaient sur un grand égouttoir hérisson, le culot en l'air. Les autres baignaient dans l'eau chaude et la lessive de la cuve d'angle maçonnée sous laquelle brûlait un feu de bois. Une fois sortie de là on amenait la bouteille tête en bas au-dessus d'un appareil fixé sur le bord d'un baquet. Il y avait une gerbe de fils de laiton qu'il fallait serrer pour les faire entrer par le goulot. Ils sortaient d'un tube d'où giclait de l'eau quand on tournait la manivelle, en même temps que les fils de laiton s'épanouissaient sous l'effet de la force centrifuge et finissaient de nettoyer le verre.

C'était l'écouvillon de rinçage...

Mais de grâce que personne ne mette mes souvenirs d'enfance sous les yeux de Donald Trump. Il y trouverait des idées pour ramoner les bronches de ses conseillers-santé...

18 avril 2020

N° 237 - Grand public

J'entends à la radio que ce qui se passera après le 11 mai est loin d'être clair. Surtout pour les vieillards... Aussi ma chanson (https://youtu.be/Jf4fSXQADIs) façon "Les amoureux des bancs publics" (de Georges Brassens* bien sûr) risque d'être bientôt cataloguée comme "fake news"...


On s'observe de travers
Et le regard sévère
On change de trottoir
Quand approche un imprudent
Qui va le nez au vent...
Mais ça n'est pas mérité
Car à la vérité
Les masques, c'est notoire,
Ca fait déjà très longtemps,
Longtemps qu'on les attend...

Mais nous aurons un jour des masques grand public,
Grand public, grand public
Et l'on se foutra de l'esthétique
Qu'auront nos binettes !
Mais nous aurons un jour des masques grand public,
Grand public, grand public
On s'dira des bonjours hygiéniques
Dans nos masques à élastiques !

On ne se tend pas la main,
On passe son chemin,
Pressant un peu l'allure
On camoufle sa figure
Dans un gros cache-nez.
On va discrets et méfiants
Marchant d'un pas fuyant
Prenant garde surtout
A bien retenir sa toux                
Et pas postillonner.

Mais nous aurons un jour des masques grand public,
Grand public, grand public
Et l'on se foutra de l'esthétique
Qu'auront nos binettes !
Mais nous aurons un jour des masques grand public,
Grand public, grand public
On s'dira des saluts sympathiques
Dans nos masques à élastiques !

Munis de dérogations
Les vieux ont permission
De chausser leurs tennis
Pour faire un peu d'exercice
Sans sortir du quartier.
Ils font un circuit facile
Par un chemin tranquille
Où y a pas d'escalier
En suivant fidèlement
Les lois du confin'ment.

Mais ils auront bientôt des masques grand public,
Grand public, grand public
Et s'foutront pas mal de l'esthétique
Qu'auront leurs binettes !
Mais ils auront bientôt des masques grand public,
Grand public, grand public
Ils pourront fair' de la gymnastique
Avec leur masque à élastiques !

Quand le pic sera passé
Les jeunes gens lassés
De ce mal accablant
S'inquiéteront, on espère,
Du cas de leurs séniors
Et c'est au hasard des rues         
Qu'ils comprendront, émus,
Que peu de cheveux blancs
Peu de mami's ou grands-pères                             
S'y promènent encore...

Car lorsqu'ils recevront leurs masques grand public,
Grand public, grand public
On leur dira : "Faut qu'on vous explique 
L'affaire est pas nette...
Vous aurez beau porter des masques grand public,
A votre âge, ça s'complique...
L'confin'ment sans être automatique
Sera de durée... élastique" !


*https://www.youtube.com/watch?v=7VPPO4vdyqU




2 avril 2020

N° 236 - Insomnie



J'entends à la radio... A vrai dire, je n'entends que des petits bouts épars... Je ne dors pas très bien (je ne dois pas être le seul). C'est sans doute l'effet combiné des nouvelles, angoissantes, et des journées pas épuisantes. Aussi je me réveille tôt, mais je me rendors, en pointillé, ou somnole, mon petit poste en équilibre sur l'oreille... J'entends que le pape est mort. Je me secoue : le pape est mort ? Comment, au foot ? C'est une blague, un poisson d'avril ? Ah, il s'agit d'un autre, du pape de Marseille. Du fameux Pape Diouf, qui dirigea l'OM. Pauvre Pape Diouf (1)...

J'y songe, je n'aimerais pas être à la place du pape, le vrai, celui de Rome. En fait je n'aimerais pas être à la place de grand monde en ce moment ! Mais le pape... Je l'ai vu l'autre jour à la télé, seul, tout seul sous un auvent, face à l'immense place vide, entièrement vide. Il faisait peine à voir. Parlant, priant dans le vide... Et si le ciel était vide ?... Et si en plus y'a personne ?(2)... Personne pour répondre des malfaçons, des problèmes de finitions, de contrôle de qualité, de vices cachés... C'est bien beau les galaxies, la gravitation universelle, c'est vertigineux les années-lumière, c'est fascinant les trous noirs, mais ça nous fait une belle jambe, à nous, si personne n'a jeté un dernier coup d'œil, si le nettoyage de fin de chantier a été bâclé, s'il reste des virus sous le tapis... Sept jours c'était peut-être un peu court, on n'était pas à un près, on n'aurait pas chicané sur les délais, on ne tenait pas spécialement à essuyer les plâtres... Mais si ce n'est pas un coup d'essai, une version beta, alors c'est quoi le plan ? L'obsolescence programmée ? Pour qu'on cède la place aux chauves-souris et voir si elles se débrouilleront mieux que nous ? Si elles sauront mieux habiter, mieux partager cette petite planète paumée ?

Non je n'aimerais pas être à la place du pape... Ni de ses pairs d'autres confessions...
Mais je ne les mets certainement pas dans le même sac, la même "pouque"(3), que ce charlatan télévangélique rapace et braillard qui prétend anéantir le virus à grands coups de gueule inspirés d'en haut et guérir illico les jobards qui collent leur paume sur leur téléviseur (4)...
Ils sont discrets, bien plus discrets et efficaces tous ceux, toutes celles qui font tout, tout, au-delà du possible, pour nous sortir de là. En ne croyant peut-être qu'à la vie. Et ça suffit.




[2] Alain Souchon
[3] Patois cauchois...