Un panier d'osier à la main, je faisais les courses en vue d'un diner où nous avions invité quelques amis. Je le reconnais honnêtement, ce n'est pas habituel de ma part. Mais il m'arrive de faire preuve de bonne volonté... Evidemment j'hésite un peu sur le seuil de chaque boutique, n'étant pas certain d'entrer chez un fournisseur attitré et n'ayant aucune chance d'être identifié comme un client fidèle qu'il convient de soigner.
Je commençai par une échoppe où
je pourrais peut-être me débrouiller seul, celle du caviste. Il s'avança vers
moi, très affable, en offrant de m'aider. J'acceptai volontiers qu'il me suggère
ce qui pourrait accompagner une entrée d'asperges à la flamande. Tentant la
connivence, j'ajoutai avoir lu sur internet que marier l'asperge et le vin était
le casse-tête du sommelier. Il me répondit avec le sourire qu'il m'aurait
conseillé très volontiers... s'il n'avait été membre actif d'une ligue
antialcoolique qui défend de boire du vin avec quoi que ce soit.
Un rien désappointé j'entrai chez
le boucher. Quand vint mon tour je lui dis hésiter entre une belle côte de bœuf
qui serait peut-être un peu juste pour six et un morceau d'aloyau où il
pourrait sans doute nous tailler de généreux pavés. Il s'enquit des légumes avec
lesquels cela serait servi. Je citai, un peu au flair, des haricots verts à
l'ail et aux fines herbes, des pommes de terre en robe des champs et des
tomates braisées. Il m'en félicita avec enthousiasme, me vanta les vertus
diététiques de toutes ces plantes, m'exhorta à m'en contenter sans y ajouter
une once de protéine animale, comme il le faisait lui-même avec bonheur depuis
des lustres, en bon végétarien.
Le crémier, lui, me mit en garde
contre la listeria et le cholestérol et me persuada de ne pas lui acheter de
fromage. Puis le boulanger, soucieux du gluten et de l'ergot du blé, me
convainquit de faire comme lui et de me passer de pain.
Je me sentis un peu quinaud. Je
n'allai pas être bien accueilli à la maison avec mon panier vide... Démoralisé,
j'entrai dans la pharmacie voisine et priai le potard de me fournir quelque
remontant ou tranquillisant propre à calmer mon angoisse et dissiper ma
déprime. Il me répondit, en montrant d'un geste large toutes ses étagères,
qu'il ne prenait lui-même aucune de ces drogues. Qu'on mettait tous les jours
sur le marché de nouveaux cachets, sirops, comprimés, suppositoires, onguents
et vaccins dont il ne savait plus où, par qui et avec quoi ils étaient fabriqués
ni qui en tirait profit. Qu'il ignorait s'ils étaient réellement et
sérieusement testés, qu'il doutait de leurs véritables bienfaits, qu'il se méfiait
de leurs effets accessoires, qu'il en appréhendait même les séquelles au bout
de vingt ans.
Bref, faute d'avoir suffisamment
de recul, il me fit boire un grand verre d'eau...