J'entends à la radio que M. Zemmour s'est fait remarquer en fustigeant
les Français qui portent des prénoms pas très catholiques*. Il est vrai que
c'est un peu la pagaille du côté de l'état civil. On se demande pourquoi les
choses n'y sont pas aussi claires et nettes qu'à la Sécu. Tenez, moi qui suis
né à Rouen il y a quatre fois vingt ans mon matricule est limpide : 1 pour le
mâle, 38 pour le millésime, 07 pour le mois, 76 pour le département, 540 pour
la commune. Ainsi tout le monde sait d'où je viens, et depuis quand. Cela fait
partie des choses qu'on a besoin de connaitre. Je dirai même plus : des choses
qu'on aime faire savoir. Si je me décide un jour à changer de voiture -avant de
renoncer à conduire- je ferai comme tout le monde : je ne manquerai pas de
faire ajouter au coin de la plaque un petit 76 affichant mes racines normandes
(un bout de scotch suffira à le transformer en 75 les jours où ma mie prendra
le volant).
C'est tellement légitime que je ne comprends pas pourquoi mes parents
m'ont fait baptiser Pierre. Sans doute ont-ils cru bien faire : le patronage du
plus illustre des apôtres, du premier pape, du porte-clefs du Paradis
présentait certainement à leurs yeux toutes les garanties souhaitables.
Pourtant le cas de ce barbu n'est pas très clair... D'abord, Pierre, c'est un
pseudo, sous lequel il masquait sa véritable identité : Simon Barjona... où
barjona signifie "rebelle" en araméen ! Ensuite on ne sait pas
vraiment quand ni comment, pour échapper à la persécution, il a réussi à gagner
Rome avec ces faux papiers. Il est sans doute passé par la Syrie et la Turquie,
avant de traverser un bout de Méditerranée, mais on ignore quelle barcasse de
passeur lui a permis de débarquer clandestinement, peut-être dans une petite
anse de la côte sicilienne.
Bref, si Pierre est un prénom très répandu et considéré comme très
chrétien, j'aurais, à tout prendre, préféré le parrainage d'un saint bien
d'cheu nous. Ce n'est pas ce qui manque à Rouen, la ville aux cent clochers !
Ils sont légion ceux qui n'auraient laissé planer aucun doute, aucune ombre sur
l'authenticité et la pureté de mes origines. On aurait plutôt dû me baptiser
Ouen, du nom du saint évêque qu'honore une grande abbatiale. Ou Maclou, qu'on
vénère dans un petit bijou d'église gothique. Ou encore Sever, ou même Nicaise.
Bien sur je n'oublie pas mes frères : j'aurais tant aimé pouvoir appeler
celui-ci Godard ou Mellon, celui-là Victrice ou Hilaire ; et les plus jeunes,
en élargissant un peu l'horizon : Riquier, ou Wandrille, ou Lo tout simplement ;
et pourquoi pas Vaast, Prétextat ou Regnobert ? Au moins nous ne risquerions
pas de passer pour des métèques, avec nos petits noms passe-partout et
tellement cosmopolites !
Dieu me garde d'oublier notre sœur. Mais le
choix est plus réduit : à part Thérèse, on n'a guère canonisé qu'Austreberthe
au pays normand. La parité n'étant pas de règle sous l'auréole, M. Zemmour
admettra peut-être quelques exceptions ?
*Au cas où cela ne vous dirait rien, voir : https://www.huffingtonpost.fr/2018/09/19/zemmour-suggere-a-hapsatou-sy-de-sappeler-corinne-prenom-de-saint-chretien-qui-nen-est-pas-un_a_23532276/