2 août 2021

N° 263 - De la toile au web


J'entends la radio faire beaucoup de cas des réseaux sociaux. La concurrence est rude entre d'un côté les professionnels sérieux qui informent, de l'autre les fumistes qui y servent à qui mieux mieux des bouteillons aux gourdes, des bobards aux jobards et des ragots aux gogos... Tout sociaux qu'ils se prétendent, on s'y invective, on s'y conspue, on s'y calomnie sans retenue. Mais on y fait aussi, à ce qu'on dit, de belles et durables rencontres à distance, sur écran 5", grâce à de piquants pseudos et d'aguichants profils un rien photoshopés. Privés d'autre forme de contact par le télétravail on s'y kiffe en deux clics, on s'y met en couple en trois likes.

Moi qui ai pris un peu d'âge, je vous le dis, j'en témoigne, ces choses-là ont bien changé !... Tenez, quand la météo nous a promis quatre jours de soleil en juillet nous nous sommes précipités, au plus près pour n'en rien perdre, dans un village du Lieuvin proche du Pays d'Auge. Lieurey, ce nom-là me disait quelque chose. Au retour j'ai exhumé les fiches généalogiques dues aux souvenirs d'une tante, à la curiosité d'une nièce ou aux enquêtes d'un oncle disparu. La plus longue racine de l'arbre familial, qui serpente aujourd'hui sur trois siècles et demi, explore huit générations avant la mienne. Vous rendez-vous compte que, sur la base de deux parents, quatre grands-parents, huit bisaïeux et ainsi de suite, cinq cent dix personnes au total ont contribué sur cette durée à faire de moi ce que je suis ? Mais ne poussons pas le calcul plus loin : il attribuerait à chacun de nous des myriades d'ancêtres contemporains d'Adam et Eve ! Le raisonnement doit donc pêcher quelque part...

Revenons à Lieurey, car c'est bien là qu'un arrière-grand-père de mon grand-père paternel a vu le jour, sous Louis XVI. C'est là aussi qu'il a convolé du temps de Napoléon avec Rosalie, une payse de Saint-Christophe-sur-Condé, un village situé à deux lieues du bourg. Il s'appelait suivant l'occasion, ou selon le scribe et le registre, Pierre-Marie Sécrêtin, puis Secrêtain ou Segretin et finalement Segrestin. Il ne pinaillait manifestement pas sur l'orthographe... Son fils, un autre Pierre mais Pierre-Jules cette fois, épousa, lui, une belle de Saint-Martin-Saint-Firmin, une autre paroisse des alentours. Marie-Anne et Pierre-Jules étaient tous deux ouvriers agricoles à la journée. Ils s'étaient peut-être accointés en moissonnant à la faucille, chez un fermier de Saint-Georges-du-Vièvre, le lin dont on tissait la toile blancard. Le ménage s'établit à Saint-Philbert-sur-Risle, tout à côté. Cela fait beaucoup de saints, beaucoup de clochers, c'est vrai, dans un mouchoir de poche... Et beaucoup de traits d'union. D'unions de voisinage entre jeunes gens qui se rencontraient aux champs, au sortir de la messe ou aux feux de la Saint-Jean, à portée de sabots...

Mais après tout, quand nous avons fait connaissance n'habitions-nous pas nous aussi le même hameau, à quelques maisons de distance ? Il est vrai que c'était il y a bien longtemps déjà, longtemps avant l'ère du portable et de la 5G. On n'en était encore, au mieux, qu'au taxiphone...



Petite annexe historico-lexico-technologique

Bouteillon : Marmite aplatie en métal, dont le couvercle servait d'assiette, en usage dans les tranchées de la première guerre mondiale (du nom de Bouthéon, l'intendant inventeur de cet ustensile). En argot militaire : rumeur, racontar colporté par les hommes du ravitaillement.

Blancard : Saint-Georges-du-Vièvre était célèbre pour ses toiles de lin tissées à la main chez les particuliers du village et des alentours, comme Saint-Etienne-l'Allier qui comptait 166 tisserands en 1850. On les appelait blancards parce que les fils en étaient à demi blanchis avant d'être mis en œuvre. Les plus fines, les fleurets-blancards, étaient transportées à Rouen puis exportées vers les colonies espagnoles d'Amérique du Sud. La concurrence des toiles de coton fit disparaitre le tissage à domicile au 19eme.

Taxiphone : Poste de téléphone public où la communication était obtenue en introduisant un jeton ou une pièce de monnaie dans une fente de l'appareil.