30 novembre 2017

N°193 - T'ar ta gueule !


J'entends à la radio le Ministre de l'Education nationale, Monsieur Blanquer. Ah, tu ne le connaissais pas encore ? C'est lui qui a pris la place (et le contre-pied...) de Najat V-B. Retiens bien son nom : on dit qu'il s'y préparait depuis longtemps, donc il a envie de rester ! Le sujet du jour c'est l'égalité entre filles et garçons. Rien à voir avec la grammaire inclusive : il a déjà donné (son avis) et même tweeté là-dessus. Ce qu'on lui demande cette fois c'est comment empêcher les garçons d'occuper toute la cour de récré pour jouer au foot, et de tenir les filles en lisière.

Voilà bien le genre de question qui ne se posait pas de mon temps... C'était simple : il n'y avait pas de filles. Enfin, pas de filles à l'école, ni au lycée. Mais on jouait déjà au foot. Enfin, pas tous... Moi j'ai arrêté assez tôt, après avoir pris le ballon en pleine poire. Quand tu portes des lunettes, genre bésicles en fil de fer, et que, sous le choc, les plaquettes s'incrustent dans ton os du nez, crois-moi, ça fait mal. Bon, il parait que choper le ballon plus bas ne fait pas de bien non plus (heureusement ma brève carrière m'en a épargné l'expérience). Donc, je ne jouais plus au foot. Alors, je faisais quoi pendant les récrés ? A vrai dire, je ne sais plus... Pourtant elles étaient longues les récrés, le midi après la cantine, et le soir avant l'étude ! Et il y avait un corniaud qui s'amusait parfois à piquer mon cartable pour m'obliger à le courser... Sinon, à part jouer aux billes ou à chat perché, ou aux quatre coins entre les arbres, ou à la pelote contre un mur du préau, je faisais quoi ? Ben, pas grand-chose... Je devais plutôt glandouiller, assis sur un muret, les pieds ballants, ou tourner en rond et regarder les autres taper dans la balle. Comme les filles, finalement...

Mais voilà que Monsieur Blanquer coupe son intervieweur. Il insinue qu'il doit y avoir un bout de temps qu'il a quitté l'école (même normale et supérieure). Sinon il saurait que, de nos jours, on ne joue plus au foot ni à aucun jeu de ballon dans les cours d'école et de collège. On n'y saute plus à la corde, on n'y joue plus à la marelle, ni aux osselets. On n'y fait plus de partie de cache-cache, ni de gendarmes et voleurs, ni de colin-maillard. On n'y connait plus le jeu du béret, ni la balle au prisonnier, ni Jacques-a-dit, ni 1-2-3-soleil. Aujourd'hui les élèves, tous les élèves, filles comme garçons, restent le long des murs. Ils y sont adossés ou assis par terre, à l'écart les uns des autres. Les écouteurs implantés dans les oreilles, les pouces frénétiques, les yeux rivés sur l'écran de leur smart-phone, ils courent avec Super Mario Run, sautent avec Doodle Jump, bataillent avec Clash of Clans, empilent des briques avec Tetris, les cassent avec Minecraft, tirent au pigeon avec Angry Birds, jouent au foot avec FIFA Mobile... et s'accordent une douceur à la mi-temps avec Candy Crush.

Le centre de la cour est désert. La question ne se pose plus.
Mais, tu sais, la récré m'aurait peut-être paru moins longue, de mon temps, avec un iPhone...



Remerciements : Je tiens à remercier vivement Marine, qui m'a très utilement documenté sur les jeux vidéo populaires dont il existe une version pour téléphone mobile, et judicieusement conseillé dans le choix de ceux que j'ai cités !


14 novembre 2017

N°192 - Novembre



Il arrive aux gens de mon âge, qui voient peu à peu leurs rangs s'éclaircir, de ressentir un petit coup de blues et de tourner leur regard vers les tombes et les épitaphes. C'est moins drôle... Ne m'en veuillez pas : ça va passer.


J'entends à la radio égrener, un à un, les noms des victimes du Bataclan. Il y a quelques jours on se souvenait des millions de morts de la grande guerre. Novembre est le mois du deuil... J'entends aussi qu'un journal allemand vient de publier, sur 48 pages, une liste de 33293 migrants morts en essayant de gagner l'Europe. Noyés pour la plupart, après que les barcasses sur lesquelles on les avait entassés aient chaviré au premier roulis, ou se soient dégonflées comme des baudruches. Fuyant la guerre civile, la peur ou la misère, puis, au seuil du mirage, victimes de la rapacité des passeurs. De la plupart on ne connait que les circonstances du décès, mais ni le nom ni l'histoire : sur son mémorial de papier Der Tagesspiegel n'a souvent pu inscrire que "N.N." *.

Nous avons tous, un jour, été saisis d'effroi devant l'un de ces murs où des milliers, souvent des dizaines de milliers de noms, ou plus encore, sont moulés dans le bronze, peints sur l'enduit, gravés dans le marbre, la pierre blonde ou le granit noir : au mémorial du Vietnam à Washington, au Yad Vashem de Jérusalem, au Ground Zero de New York, à la Synagogue Pinkas de Prague, et tant d'autres... Des murs devant lesquels on s'attarde, sans imaginer pouvoir tout lire. Certains viennent là pour retrouver la trace d'un parent, d'une amie, d'une connaissance. A Washington les rangers leur proposent une petite feuille de papier, un crayon gras et un escabeau pour en garder une empreinte estampée. Les autres, instinctivement, vont à la recherche de ceux ou celles qui portaient leur propre nom.

On reconnait toujours au moins un nom sur le monument aux morts de son bourg ou de son village (l'un de ces cénotaphes dont, ces jours-ci, le film "Au revoir là-haut" nous raconte l'histoire à sa façon).

Le lycée Corneille de Rouen a, lui aussi, son monument aux anciens élèves morts pour la France : une stèle de marbre en bas-relief, placée contre le mur de la galerie d'entrée, face aux portes vitrées de la cour d'honneur et à la statue du grand homme. Surmontée d'un gisant veillé par une femme voilée la dalle porte les noms et prénoms de près de trois cent poilus. Deux plaques plus petites ont été ajoutées de part et d'autre pour ceux de 39-45.
Je passais devant chaque jour dans les années 50... Sans avoir jamais lu tous ces noms, j'avais quand même remarqué qu'un Segrestin y figurait. Quelqu'un dont personne ne savait rien, alors que tous les Segrestin, t-i-n, de la région ne pouvaient qu'appartenir à ma famille, dont on disait que j'étais le premier à aller au lycée... Qui plus est, un Segrestin sans prénom, à peu près seul dans ce cas sur le mémorial ! Pouvait-il s'agir de... moi, ou de l'un de mes frères, inscrit là à l'avance, dans l'attente de la prochaine ? Plutôt, sans doute, de quelque cousin très éloigné, renié peut-être, non identifié en tout cas. D'un déporté, résistant, ou soldat presque inconnu dont la guerre avait pris jusqu'au prénom. Mais que je n'ai pas oublié... 




* N.N. = nomen nescio (je ne connais pas le nom).