27 novembre 2021

N° 267 - Epures

 

J'entends à la radio qu'un inconnu s'est offert, pour la somme coquette de douze millions d'euros, une liasse de feuillets griffonnées par Albert Einstein. Des brouillons couverts d'intégrales raturées, de dérivées partielles en foutoir, de matrices à peine carrées censées pourtant conduire à rien moins que e = mc². Tout ça pour ça...  On imagine que, tout à sa béatitude, ce collectionneur rêve d'en tapisser son salon. Après tout, je fis moi-même un jour, sur un coin de table, des calculs qu'on voulut bien juger dignes, tant ils étaient précis et bien présentés, eux, d'être encadrés et accrochés au mur. Il s'agissait là aussi (mais tout est relatif...) d'espace et de temps. Ou plus exactement, connaissant la longueur de la grande aiguille d'une horloge murale, les diamètres des boules qui marqueraient les heures et la taille de leurs œilletons de fixation, il s'agissait de calculer à quelles distances du plafond et de l'angle du mur il fallait planter les douze clous. 

Cela supposait de faire un peu de trigonométrie. La distribution parfaite des hémisphères et l'exceptionnelle conformité de ce gros-horloge avec le plan coté qui reste affiché tout auprès témoignent tant de mon savoir-faire que de la dextérité de la propriétaire des lieux, maitre d'œuvre et d'ouvrage, qui maniait le marteau.

Hélas, lorsque j'y pense, j'aurais eu bien d'autres chefs d'œuvre graphiques et mathématiques de ma main à exposer... si la cantine de fer où ils étaient serrés n'avait un jour pris par erreur le chemin des encombrants. Telles ces épures de géométrie descriptive, format raisin... 

Un art qu'on n'enseigne même plus aux taupins depuis cinquante ans. Qu'on pratiquait sur une planche à dessin, avec un té et une équerre, une batterie de tire-lignes affutés, de compas et de balustres, de flacons d'encre bleue, rouge et noire, et de chiffons pour s'essuyer les doigts.

On y déterminait sur deux vues de face et de dessus l'intersection d'objets sans consistance aussi improbables qu'un tore annulaire et une pyramide de guingois, ou un hyperboloïde en bobine et un cône de révolution d'axe oblique.  

On raisonnait d'abord sur les symétries et les points cycliques pour savoir de quel degré seraient, en projection, les courbes délimitant leur volume commun et si elles auraient ou non des asymptotes. Puis on traçait en fins traits bleus les lignes de rappel liant les deux images d'un même point, en rouge les axes, les génératrices et les lignes de construction enfin d'un trait noir plus épais la courbe recherchée, tiretée quand elle se trouvait derrière ou dessous. S'il restait un peu de temps on ajoutait à l'angle de la grande feuille de papier Canson, à main levée cette fois, un croquis au crayon gras du volume qu'on avait isolé, avec des ombres estompées qui en rendaient le relief. Tout cela était net et frais, coloré et décoratif...

Il devait y avoir aussi au fond de la cantine, dans le même carton à dessin Annonay vert et noir, quelques planches de dessin dit d'architecture datant de la première année de l'Ecole des Ponts. On y travaillait sur de lourds pupitres en bois dont on redressait le couvercle noir. Je me souviens du dessin d'une fontaine et de sa vasque de pierre au creux d'une niche voutée. On partait du rayon et de la hauteur de la niche et de la description du profil galbé de la cuve, avec l'ourlet de sa margelle et la hauteur de son socle. Une fois le monument dessiné, de face et en plan, on déterminait le contour des ombres dues à un soleil aux rayons inclinés de 45° sur l'horizontale et le plan de la façade. On les grisait au pinceau d'un lavis d'encre de chine en bâton diluée dans une coupelle de faïence. Je me souviens que nous nous y appliquions par un bel après-midi dans une salle donnant sur la cour d'honneur de la rue des Saints-Pères. Un camarade niçois que cette récréation et le printemps mettaient de bonne humeur se mit à chanter, tout en fignolant son sfumato : "Oui, oui, oui, la vie est belle... Oui, oui, oui, le monde est beau !..."

Jeunes gens qui me lisez peut-être, mes épures étaient un peu à vos logiciels 3D ce que la Joconde fut à photoshop...

Mais suis-je donc déjà si vieux ?

 

 


Quelques notes :
- L'horloge, c'est une création familiale, chez F., à Roubaix.
- Le vrai "gros-horloge" c'est à Rouen.
- "Hélas, lorsque j'y pense..." ça sort des Plaideurs, sans aucune raison valable !
- Le format raisin c'est un format normalisé français, de 50 par 65 cm.
- Un taupin c'est un élève de classe préparatoire de Maths Spé. 
- Les points cycliques ce sont des points imaginaires de la droite de l'infini, communs à tous les cercles du plan (dixit wikipedia ; moi, ça ne me dit plus rien du tout) !
- Annonay, Canson, sans oublier Montgolfier... de grands noms du papier !
- La chanson "Oui, oui, oui..." comment se fait-il que je m'en souvienne, 63 ans plus tard ? Mais je n'en trouve aucune trace. Peut-être l'avait-il juste inventée...

4 novembre 2021

N° 266 - Nous n'irons plus au bois...

J'entends à la radio Boris Johnson s'alarmer qu'on déforeste dans le monde vingt-sept terrains de football à la minute. Sur le coup je me dis : il a raison, c'est beaucoup quand même, beaucoup de place pour jouer au ballon... Puis, comme je me méfie un peu de Boris, pour ne pas dire des Anglais, je me dis qu'il a dû se planter dans les unités. Je veux en avoir le cœur net. Je consulte wikipédia. Là, je découvre la loi 1 du football. Oui, c'est une loi. La longueur d'un terrain est comprise entre 100 et 130 yards, sa largeur entre 50 et 100 yards (1). Oui, c'est en yards. C'était fatal : ils ont inventé tous les sports. Ou bien ils les ont copiés, en changeant les règles. Même la pétanque, avec des boules aplaties et pipées (2). Mais revenons au foot. Enfin, au yard. On pourrait aussi mesurer en perchs, comme Lavillenie. Une perch c'est 5 yards 1 foot 6 inches. Bon, restons en yards. Le terrain de foot de Boris fait donc entre cinq mille et treize mille square yards. Il y a de la marge... Sur son grand terrain de foot on pourrait largement en aménager deux et demi. Ce serait rentable. Ou jouer en même temps deux matchs et une mi-temps. Une bonne affaire pour la télé. Ou pas (3)...

Mais ce n'est pas juste. Pourquoi ne pas compter plutôt en terrains de rugby ? Ce serait plus simple : tout est en mètres. Va savoir pourquoi... Les Normands de Guillaume, quand ils leur ont appris à jouer à la soule, mesuraient encore tout en pouces, en pieds et en toises (4). Mais c'était il y a bientôt mille ans. N'empêche, ce serait plus simple : les dimensions ne sont qu'à deux mètres près, dans chaque sens. Sauf derrière les buts, où il faut ajouter 10 à 22 m, comme ça vous chante (5). C'est vrai qu'on n'a pas besoin d'autant de recul derrière les bois d'un terrain de foot. Oui, ils appellent ça les bois. A propos, j'entends à la radio qu'on manque de bois. Partout...




Citons les sources :
(1) https://fr.wikipedia.org/wiki/Loi_1_du_football
(2) https://fr.wikipedia.org/wiki/Boulingrin_(jeu)
(3) Surtout pour la chaine Amazon Ligue 1 ?
(4) https://webetab.ac-bordeaux.fr/Primaire/64/EPS64/pedagogie/proposition/rugby/INTERDISCIP/origines%20rugby.pdf
(5) https://fr.wikipedia.org/wiki/Terrain_de_rugby_%C3%A0_XV

 


 

8 octobre 2021

N° 265 - Arcimboldesque


J'entends à la radio qu'on vient d'assembler une machine fantastique, qui saura tout sur nos méninges. Un énorme cylindre de cent trente tonnes où l'on se glissera par un trou de souris. Deux cents kilomètres de câble de nobium-titane embobinés en double galette, au zéro absolu, pour nous explorer le cortex... Nos savants les plus capés, les große Industriekonzern les plus sérieux sont là-dessus depuis vingt ans. C'est l'aimant le plus puissant jamais construit : deux cent mille fois le champ magnétique terrestre ! De quoi perdre la boussole... L'engin est fin-prêt, les tests commencent. Pas question bien sûr d'essayer ça sur un pékin comme vous et moi. Ni même de faire courir le moindre risque à un hamster ou un babouin. Les experts ont trouvé ce qui ressemble le plus à un cerveau humain en termes de forme, de taille, de consistance et de complexité : un potimarron. Chacun connait bien sûr cette cucurbitacée introduite au Japon par des navigateurs portugais puis arrivée chez nous il n'y a pas bien longtemps sous le nom de kuri kabocha. Tout désigné pour démêler les neurones les plus rétifs. C'est sur un potimarron que de futurs prix Nobel vont s'exercer, sans prendre pour autant le melon. Grâce à ce petit potiron ils trouveront, par exemple, pourquoi après s'être éclaté la courge on a souvent le sentiment d'avoir la coloquinte en bringues. Si tout se passe bien, s'ils creusent suffisamment le sujet, cela devrait bientôt devenir lumineux, vers Halloween.

J'oubliais : la puissance de la bobine magnétique d'un super scanner IRM, ça se mesure en Tesla. Si un jour votre voiture électrique se transforme en citrouille, du côté de Saclay, ne vous étonnez pas...



Pour savoir tout ou presque sur le projet Iseult : 

https://www.cea.fr/presse/Pages/actualites-communiques/sante-sciences-du-vivant/premieres-images-irm-iseult-2021.aspx




4 septembre 2021

Quatre chansons


J'entends à la radio que, si la Camarde n'avait pas eu trop tôt raison de lui, on fêterait le mois prochain les cent ans de Tonton Georges... Pour les plus jeunes, bien sûr, ses chansons sont d'une autre époque. Il avait d'ailleurs ressenti lui-même le besoin de rafraichir de vieilles comptines quand il avait réécrit la Route de Dijon, le Pont d'Avignon, les Prisons de Nantes et Auprès de ma blonde dans sa Route aux quatre chansons. En ce moment les choses changent vite, très vite... Aussi j'espère qu'on ne m'en voudra pas trop de tenter déjà de la mettre à jour* ?

J'ai pris la route de Dijon
Pour aller voir si Marjolaine
Rançonne toujours les pigeons
Qui ne la trouvent pas vilaine
Mais elle avait haussé le ton
Et m'a traité de vieux jeton
   En moquant ma dégaine
   Mon crâne, ma bedaine...
Elle m'a dit : "Pour toi, chéri,
J'ai du QR code à bon prix
   A cent sacs la douzaine
   La promo de la s'maine !"

La Marjolaine n'est en pleur
Que si l'on a eu deux pfizers
La Marjolain' de ma chanson
A de frauduleuses façons...

J'ai poussé jusqu'en Avignon
Voir si les jeunes gens qui dansent 
Prennent les bonnes précautions
Et se dandinent à distance
Mais ils avaient monté le son
Et tout en guinchant sur le pont
   Se foutaient d'évidence
   Des lois, des ordonnances.
Ces bambochards m'ont dit ceci :
"Collabo, dégage d'ici
   Et si tu nous mouchardes
   Fais gaffe à toi, prends garde !"

Comme aucun n'était vacciné
J'ai préféré me débiner
Les messieurs-dam's de ma chanson
Ont de belliqueuses façons...

J'ai rendu visite aux taulards
Des terribles prisons de Nantes
Pour savoir s'ils ont du mitard
Rêvé de prendre la tangente
Mais ils m'ont pris pour un maton
Et m'ont répondu : "Pourquoi donc ?
   S'il faut montrer un passe
   Partout, ça nous les casse !
C'est la geôlière qui l'a lu :
La liberté n'existe plus
   L'avenir est trop sombre
   On veut rester à l'ombre."

La geôlière leur a fait peur
Avec ce qu'ell' lit sur twitter
La geôlière de ma chanson
A de pernicieuses façons...

Samedi je voulais enfin
Rentrer dormir près de ma blonde
Mais je dus rebrousser chemin
Tant il y défilait de monde...
Les banderoles en coton
Et les pancartes en carton
   Prêchaient la dissidence
   Le choix, la résistance.
J'ai fui les parents paranos
Les QAnons et les fachos
   Les anars, les bigotes,
   Les frondeurs sans-culottes.
Qu'ils aient la trouille qu'on les pique
Ou fassent de la politique
Ils m'ont de fâcheuse façon
Privé d'un tendre roupillon...

 

*Avec en prime un enregistrement maison () sur https://youtu.be/JUCMlxFhOds et, quand même, la version originale de Georges Brassens (😊) sur https://www.youtube.com/watch?v=Unc_W4qBZfE !




2 août 2021

N° 263 - De la toile au web


J'entends la radio faire beaucoup de cas des réseaux sociaux. La concurrence est rude entre d'un côté les professionnels sérieux qui informent, de l'autre les fumistes qui y servent à qui mieux mieux des bouteillons aux gourdes, des bobards aux jobards et des ragots aux gogos... Tout sociaux qu'ils se prétendent, on s'y invective, on s'y conspue, on s'y calomnie sans retenue. Mais on y fait aussi, à ce qu'on dit, de belles et durables rencontres à distance, sur écran 5", grâce à de piquants pseudos et d'aguichants profils un rien photoshopés. Privés d'autre forme de contact par le télétravail on s'y kiffe en deux clics, on s'y met en couple en trois likes.

Moi qui ai pris un peu d'âge, je vous le dis, j'en témoigne, ces choses-là ont bien changé !... Tenez, quand la météo nous a promis quatre jours de soleil en juillet nous nous sommes précipités, au plus près pour n'en rien perdre, dans un village du Lieuvin proche du Pays d'Auge. Lieurey, ce nom-là me disait quelque chose. Au retour j'ai exhumé les fiches généalogiques dues aux souvenirs d'une tante, à la curiosité d'une nièce ou aux enquêtes d'un oncle disparu. La plus longue racine de l'arbre familial, qui serpente aujourd'hui sur trois siècles et demi, explore huit générations avant la mienne. Vous rendez-vous compte que, sur la base de deux parents, quatre grands-parents, huit bisaïeux et ainsi de suite, cinq cent dix personnes au total ont contribué sur cette durée à faire de moi ce que je suis ? Mais ne poussons pas le calcul plus loin : il attribuerait à chacun de nous des myriades d'ancêtres contemporains d'Adam et Eve ! Le raisonnement doit donc pêcher quelque part...

Revenons à Lieurey, car c'est bien là qu'un arrière-grand-père de mon grand-père paternel a vu le jour, sous Louis XVI. C'est là aussi qu'il a convolé du temps de Napoléon avec Rosalie, une payse de Saint-Christophe-sur-Condé, un village situé à deux lieues du bourg. Il s'appelait suivant l'occasion, ou selon le scribe et le registre, Pierre-Marie Sécrêtin, puis Secrêtain ou Segretin et finalement Segrestin. Il ne pinaillait manifestement pas sur l'orthographe... Son fils, un autre Pierre mais Pierre-Jules cette fois, épousa, lui, une belle de Saint-Martin-Saint-Firmin, une autre paroisse des alentours. Marie-Anne et Pierre-Jules étaient tous deux ouvriers agricoles à la journée. Ils s'étaient peut-être accointés en moissonnant à la faucille, chez un fermier de Saint-Georges-du-Vièvre, le lin dont on tissait la toile blancard. Le ménage s'établit à Saint-Philbert-sur-Risle, tout à côté. Cela fait beaucoup de saints, beaucoup de clochers, c'est vrai, dans un mouchoir de poche... Et beaucoup de traits d'union. D'unions de voisinage entre jeunes gens qui se rencontraient aux champs, au sortir de la messe ou aux feux de la Saint-Jean, à portée de sabots...

Mais après tout, quand nous avons fait connaissance n'habitions-nous pas nous aussi le même hameau, à quelques maisons de distance ? Il est vrai que c'était il y a bien longtemps déjà, longtemps avant l'ère du portable et de la 5G. On n'en était encore, au mieux, qu'au taxiphone...



Petite annexe historico-lexico-technologique

Bouteillon : Marmite aplatie en métal, dont le couvercle servait d'assiette, en usage dans les tranchées de la première guerre mondiale (du nom de Bouthéon, l'intendant inventeur de cet ustensile). En argot militaire : rumeur, racontar colporté par les hommes du ravitaillement.

Blancard : Saint-Georges-du-Vièvre était célèbre pour ses toiles de lin tissées à la main chez les particuliers du village et des alentours, comme Saint-Etienne-l'Allier qui comptait 166 tisserands en 1850. On les appelait blancards parce que les fils en étaient à demi blanchis avant d'être mis en œuvre. Les plus fines, les fleurets-blancards, étaient transportées à Rouen puis exportées vers les colonies espagnoles d'Amérique du Sud. La concurrence des toiles de coton fit disparaitre le tissage à domicile au 19eme.

Taxiphone : Poste de téléphone public où la communication était obtenue en introduisant un jeton ou une pièce de monnaie dans une fente de l'appareil.








5 juillet 2021

N° 262 - Abstinence

Un panier d'osier à la main, je faisais les courses en vue d'un diner où nous avions invité quelques amis. Je le reconnais honnêtement, ce n'est pas habituel de ma part. Mais il m'arrive de faire preuve de bonne volonté... Evidemment j'hésite un peu sur le seuil de chaque boutique, n'étant pas certain d'entrer chez un fournisseur attitré et n'ayant aucune chance d'être identifié comme un client fidèle qu'il convient de soigner.

Je commençai par une échoppe où je pourrais peut-être me débrouiller seul, celle du caviste. Il s'avança vers moi, très affable, en offrant de m'aider. J'acceptai volontiers qu'il me suggère ce qui pourrait accompagner une entrée d'asperges à la flamande. Tentant la connivence, j'ajoutai avoir lu sur internet que marier l'asperge et le vin était le casse-tête du sommelier. Il me répondit avec le sourire qu'il m'aurait conseillé très volontiers... s'il n'avait été membre actif d'une ligue antialcoolique qui défend de boire du vin avec quoi que ce soit.

Un rien désappointé j'entrai chez le boucher. Quand vint mon tour je lui dis hésiter entre une belle côte de bœuf qui serait peut-être un peu juste pour six et un morceau d'aloyau où il pourrait sans doute nous tailler de généreux pavés. Il s'enquit des légumes avec lesquels cela serait servi. Je citai, un peu au flair, des haricots verts à l'ail et aux fines herbes, des pommes de terre en robe des champs et des tomates braisées. Il m'en félicita avec enthousiasme, me vanta les vertus diététiques de toutes ces plantes, m'exhorta à m'en contenter sans y ajouter une once de protéine animale, comme il le faisait lui-même avec bonheur depuis des lustres, en bon végétarien.

Le crémier, lui, me mit en garde contre la listeria et le cholestérol et me persuada de ne pas lui acheter de fromage. Puis le boulanger, soucieux du gluten et de l'ergot du blé, me convainquit de faire comme lui et de me passer de pain.

Je me sentis un peu quinaud. Je n'allai pas être bien accueilli à la maison avec mon panier vide... Démoralisé, j'entrai dans la pharmacie voisine et priai le potard de me fournir quelque remontant ou tranquillisant propre à calmer mon angoisse et dissiper ma déprime. Il me répondit, en montrant d'un geste large toutes ses étagères, qu'il ne prenait lui-même aucune de ces drogues. Qu'on mettait tous les jours sur le marché de nouveaux cachets, sirops, comprimés, suppositoires, onguents et vaccins dont il ne savait plus où, par qui et avec quoi ils étaient fabriqués ni qui en tirait profit. Qu'il ignorait s'ils étaient réellement et sérieusement testés, qu'il doutait de leurs véritables bienfaits, qu'il se méfiait de leurs effets accessoires, qu'il en appréhendait même les séquelles au bout de vingt ans.

Bref, faute d'avoir suffisamment de recul, il me fit boire un grand verre d'eau...





4 juin 2021

N° 261 - Radio Papy


J'entends à la radio que la radio fête ses cent ans. Tiens, seulement cent ans ? Je lui en aurais donné plus... Je croyais que les premiers essais de TSF remontaient à 1900, en gros. Mais oui les enfants : la radio, ça existait déjà quand j'avais votre âge ! Bon, pas la télé, pas l'ordinateur ni les jeux vidéo, ça, d'accord. Et le smartphone, le GPS, Auchan, la trottinette électrique, MacDo, les satellites, tout ça, ça n'existait pas non plus, c'est vrai. Mais la radio, oui, quand même ! 
Evidemment ça n'était pas pareil. Le poste où, en famille, on écoutait Geneviève Tabouis et Zappy Max était beaucoup plus encombrant que vos écouteurs bluetooth. C'était un meuble verni, avec un cadran couvert de noms de patelins inconnus : Allouis, Hilversum, Droitwich, Beromünster... Bien sûr on allait regarder derrière pour comprendre d'où venaient les voix, comment se faisait la musique. On n'y trouvait que des lampes à tête noire, des cylindres de fer blanc, des chapelets de tubes, des boucles de fils.

Mais le plus mystérieux c'est ce que l'oncle Victor, je crois, nous avait bricolé. Ça tenait sur une planche de bois de la taille d'un livre. Il y avait une bobine de cuivre bien serrée le long d'un tube de carton. Un fil d'antenne montait à l'angle du mur et une prise de terre s'enroulait sur le tuyau du radiateur. Il y avait aussi un écouteur, emprunté à un vieux téléphone. Et puis un petit levier articulé dans tous les sens au bout duquel se trouvait une pointe. Et, calé sur son support, un caillou. Un caillou noir et luisant comme un éclat de météorite : un morceau de galène (un minerai de plomb). Tout cela n'était branché à rien, il n'y avait même pas de pile. Quand c'était mon tour j'attendais qu'il fasse nuit, près de la table de chevet où l'appareil était posé et, dans le silence, l'écouteur à l'oreille, j'explorais très lentement la surface du caillou avec la pointe du levier. C'était une affaire de patience, une question de veine. Et parfois ça marchait ! J'entendais une voix lointaine dans une langue inconnue. Ou un piano du bout du monde... Mais il suffisait d'un rien, d'un tremblotement, pour que ça s'évanouisse. Il fallait tenter à nouveau sa chance, reprendre l'auscultation du cristal, pour tomber peut-être sur d'autres voix, d'autres musiques.

Comment ça marchait ? Eh bien, heu... La bobine, c'était le récepteur et la galène, le détecteur. Tu vois ce que je veux dire ? Non ? En fait, moi non plus... Je n'ai jamais vraiment compris les choses que je ne peux pas voir de mes yeux ou toucher du doigt. Alors les ondes, à part celles qui font des ronds dans l'eau, je l'avoue, j'ai toujours eu du mal... L'ennui c'est que depuis que Marconi a commencé à jouer avec, après Herz, Branly et le fameux Popov, il en fuse de partout : des longues, des courtes, des micros, des wifi, des amplifiées, des modulées... Le matin, quand j'allume le petit poste que je garde une heure en équilibre sur l'oreille, il doit y en avoir des milliers qui circulent tout autour, à toute vitesse, qui me filent entre les doigts, qui me traversent le corps comme si j'étais un ectoplasme. Je baigne dans une soupe d'ondes bouillonnante. En fait ce n'est pas une soupe : elles ne se mélangent pas, ne se fondent pas les unes dans les autres. Je ne sais pas comment elles se débrouillent pour être là, partout, bien distinctes mais toutes ensemble, disponibles au moindre clic, mais invisibles, impalpables... Pour moi, après les 3D et le temps, c'est une cinquième dimension insaisissable. Et ça me laisse craindre qu'il y en ait quelques unes de plus, que je ne suis pas là de comprendre...

Désolé, les enfants... Les ondes et moi... A part celles de La Fontaine ?
"Un agneau se désaltérait
Dans le courant d'une onde pure
"...


19 mai 2021

N° 260 - Micro-trottoir


J'entends à la radio les chroniqueurs se réjouir de la réouverture des terrasses, des cinémas et des boutiques. Il y a de l'excitation dans l'air, même devant ma boulangerie où je reconnais Huguette, qui fait la queue derrière Léon*.
- Avancez un peu, Léon, entrez ! Vous ne voyez pas qu'il pleut ?
- Désolé Huguette ! Je suis trempé comme vous mais, moi, je respecte les 8m² par personne.
- Ah non, Léon, vous n'allez pas encore me faire le coup de la table de multiplication ! Surtout à 2m de moi. Ca ne fait que 4m² vous savez ?
- Vous avez raison, Huguette : je m'écarte. Voilà : à 2,83m, deux fois racine de 2.
- Mais vous êtes trop loin, là, Léon, je ne vous entends plus.
- Je n'y peux rien : on garde son masque, même vacciné. Et vous, Huguette, vous êtes vaccinée, j'espère ?
- Non, pas encore, je me renseigne... Le pharmacien m'a dit : "J'ai un vaccin extra, extra, je n'ai qu'ça". Mais mon gendre dit qu'il faut se méfier. Il avait essayé de me prendre un rendez-vous en doctovelib mais ça n'a pas marché. De toutes façons ça aurait fait trop loin pour moi, avec les côtes...
- Mais je vais vous y conduire, moi, si vous voulez. Sans ça vous n'aurez jamais votre pass sanitaire. On ne sait jamais, on en aura peut-être besoin pour aller au restaurant.
- Oh, le restaurant, moi, vous savez... Mais vous dites un passe, comme le passe navigo ?
- A peu près, sauf que celui-là vous pourrez le charger sur votre smartphone.
- Parce que vous croyez que je vais acheter un téléphone pour aller au restau, vous ?
- C'est comme ça : il faudra peut-être montrer votre QR avant de vous mettre à table.
- Et en plus, maintenant, je devrai apporter ma cuillère ?
- Attention Huguette ! Pas trop vite : vous allez dépasser la ligne.
- Parlez plus fort, Léon. La ligne bleue, là ?
- Oui, la ligne bleue des jauges.
- Quoi, ça existe encore, ça ? Je croyais qu'on avait cessé le feu à 19h...
- Vous mélangez tout, Huguette...

J'ai senti que ça allait se gâter, qu'ils allaient parler géopolitique. Je les ai dépassés en douce pour acheter ma tradition aux graines et j'ai filé.





* Mais si, vous les connaissez, depuis le n° 129...

20 avril 2021

N° 259 - Mon petit Liré

J'entends à la radio la chanson où Salvador nous faisait rêver d'aller voir Syracuse et Kairouan, Babylone et le Fuji-Yama. Mais, aujourd'hui, nous n'en demandons pas tant. Moi, pour le moment...

J'aimerais bien, sans autre excuse,
Aller bientôt voir à Rouen
La tour où Jeanne fut recluse
Le Gros-Horloge et Saint-Ouen

Monter au donjon de Brionne
En revoir le panorama
Saluer du pont de Brotonne
Les grands voiliers de l'Armada

Voir le vieux chêne d'Allouville
Puis les moulins de la Durdent
Les rhodos de Varengeville
La mer... et marcher sur l'estran

J'aimerais voir l'aiguille creuse
Les vergers de pommiers fleuris
Flâner d'abbaye en valleuse 
Et peut-être oublier Paris...

Rouen - Gros Horloge - Saint Ouen

Brionne - Armada et Pont de Brotonne - Allouville

La Durdent - Les Moutiers - Varengeville

L'aiguille "creuse" d'Etretat - Une valleuse - Chaumière et pommier 


Pour vous épargner de naviguer sur le web :

Saint-Ouen : Grande abbatiale gothique, l'un des principaux monuments de Rouen. Son orgue est fameux.
Brionne : Bourg de l'Eure où j'avais un grand-père épicier (cf. n° 238).
Armada : Imposant rassemblement de grands voiliers, organisé tous les quatre ans à Rouen. Prochain rendez-vous en juin 2023.
Allouville : Bourgade du Pays de Caux où une minuscule chapelle se niche dans le tronc creux d'un chêne qu'on dit vieux d'au moins mille ans.
La Durdent : Petit fleuve d'une vingtaine de kilomètres qui serpente dans les près jusqu'à Veulettes-sur-mer.
Varengeville : Village proche de Dieppe où l'on peut découvrir, outre le Parc des Moutiers et ses massifs de rhododendrons géants, le manoir de Jehan Angot, des vitraux de Georges Braque et, en haut de la falaise, le "cimetière marin" où le peintre est enterré.

Sans oublier :
Liré : Petit village d'Anjou où naquit Joachim du Bellay et qu'il a dit préférer à Rome, ses splendeurs et ses collines : "Plus me plait le séjour qu'ont bâti mes aïeux / (...) / Plus mon petit Liré que le Mont Palatin"...

Ni, bien sûr, la version originale de la chanson (musique de Henri Salvador, paroles de Bernard Dimey) : https://www.youtube.com/watch?v=fOw6_NaT24k

J'aimerais tant voir Syracuse
L'île de Pâqu's et Kairouan
Et les grands oiseaux qui s'amusent
À glisser l'aile sous le vent

Voir les jardins de Babylone
Et le palais du grand Lama
Rêver des amants de Vérone
Au sommet du Fuji-Yama

Voir le pays du matin calme
Aller pêcher au cormoran
Et m'enivrer de vin de palme
En écoutant chanter le vent

Avant que ma jeunesse s'use
Et que mes printemps soient partis 
J'aimerais tant voir Syracuse
Pour m'en souvenir à Paris.






6 avril 2021

N° 258 - Une et indivisible


J'entends à la radio qu'il y aura bientôt plus de modèles d'attestation dérogatoire que de variants du virus ! Tenez, le voisin du troisième, qui s'est réfugié dans le Cotentin : quand le garde-champêtre l'a interpellé, il lui a tendu un acertainement dérogatouère(1) pouor se déhalaer, il
câotioune qu'i sort sa maisoun pouor allaer travailli ou en rev'nin ou acataer de la mâquâle dauns des magasins qu'ount le dreit de faire coumerche.  Et la mamie du même palier, partie à Tréguennec ? Elle n'oublie pas son testeni dilec'hian quand elle fait ses dek c’hilometr hed tro-dro d’an ti-annez d’ar muiañ en vélo. Et, moi qui vous cause, je connais personnellement une jeune agronome maintenant alsacienne(2) qui ne s'éloignerait certainement pas de Schiltigheim sans son bewiis-zettel fer im notfall ùsszegehn.

Ah, la Bretagne, les Vosges, et le midi bien sûr, ça fait rêver.... Mais sait-on ce qu'on pourra vraiment faire cet été ? Nous, au moins, pauvres vaccinés coincés ici, on ne pourrait pas nous lâcher un peu la bride ? Même s'il nous faut porter un insigne, un badge qui rassure tout le monde. Une cocarde, pourquoi pas, comme les conscrits d'antan, épinglée du côté où on a été piqué. Avec trois anneaux, trois couleurs qui diraient tout sur notre tranche d'âge, sur le type de vaccin et le nombre de doses. Une fois étiquetés on pourrait alors moduler pour nous les restrictions, entrouvrir un peu les barrières, nous laisser partir, gagner d'autres cieux, d'autres régions... A tout hasard j'ai mis de côté la testacion derogatoria de desplaçament valable en Occitanie et tout ce que j'ai pu trouver comme laissez-passer en basque, en ch'ti, en catalan et même en corse et en créole. Pour traverser ces départements sans être repérés nous avons dans la boite à gants un jeu de 101 stickers à coller sur notre plaque(3). On ne sait jamais : un·e gendarme soupçonneu·x·se(4) pourrait vouloir vérifier quelle langue on parle dans le département de notre matricule. Et même contester notre légitimité à lire et traduire notre sauf-conduit(5). Au pire nous risquerions, les mains sur le capot et les pieds écartés, qu'iel (!) ouvre notre coffre, vide nos sacs et nous identifie d'après leur contenu comme d'inoffensifs déloyaux-yvelinistes, vaguement biblio-boulistes mais obstinément balado-gépéessistes...

Hé ! Ho ! Nous voilà différenciés, catalogués, étiquetés de partout ! Pauvre Président qui nous exhorte : "Faisons bloc, restons unis et solidaires"...

 

(1)          Disponible sur internet, et légale  ! (https://www.francetvinfo.fr/sante/maladie/coronavirus/confinement/couvre-feu-des-attestations-derogatoires-de-deplacement-en-langues-regionales_4353099.html)

(2)          Ca, c'est juste entre nous.

(3)          Je sais, ça n'est pas permis : on peut mettre le numéro de son choix, mais il ne faut plus en changer !

(4)          Il faut le savoir : le féminin de gendarme, c'est gendarme, pas gendarmette. Mais faudra-t-il vraiment écrire comme ça ?...

(5)          Le genre de questions soulevées à propos des poèmes d'Amanda Gorman (https://www.franceculture.fr/emissions/lhumeur-du-matin-par-guillaume-erner/lhumeur-du-jour-emission-du-lundi-08-mars-2021)



22 mars 2021

N° 257 - Le mot qui fâche


J'entends à la radio que notre grand manitou désapprouve le mot. Son porte-parole diligent (qui excelle à distiller la quintessence de la pensée complexe de son mentor à petit renfort de circonlocutions et d'ambages embarrassées) l'a aussitôt rayé de son glossaire et de ses éléments de langage. Mais ces subterfuges confinent à l'amphigouri...

L'Emmanitou n'est pas content. Ses confidents le confirment et ses conseillers le confessent : le mot ne lui convient pas. Son préfixe, dès les premières consonnes, contrevient aux convenances mais, surtout, il lui confère une connotation contestable. Il contribue à convoyer le concept de contact, de compagnie ou de convivialité, voire de concentration. Un conciliabule et une conférence, une convention comme un conclave, un concert, à l'instar d'un congrès, constituent une convergence, un concours de peuple qui n'est pas concevable dans un contexte de contagion et de contamination.

Chacun le discerne sans qu'il soit besoin de discours, on ne saurait en dissuader personne ou le dissimuler : il faut, sans s'en laisser distraire, garder ses distances, discrètement mais avec discipline. On ne peut s'en dispenser pour se distinguer : il faut se disperser, se disséminer, se disloquer sans discussion, se disjoindre, bref se dissocier. En un mot : se disfiner.

Voilà, nous allons cette fois plutôt nous disfiner pendant au moins un mois. Un mois où, chaque jour, nous nous éparpillerons dehors aussi longtemps que possible. Un aéropage d'experts interministériels planche sur une nouvelle mouture de l'attestation. On devra, pour obtenir la permission de rentrer chez soi à la tombée du couvre-feu, y cocher au moins cinq des dix alibis présumés valables pour regagner ses pénates comme : donner au chien ses croquettes, changer de masque, recharger son téléphone, faire pipi, voir l'épisode de "Plus belle la vie"...

 

26 février 2021

N° 256 - Un monde à l'envers


J'entends à la radio que la Nouvelle Zélande, fermée aux étrangers depuis bientôt un an, va le rester pendant des mois encore, le temps de voir ce que donne le vaccin dans le reste du monde. Cet isolement splendide et volontaire lui a plutôt réussi puisqu'on n'y compte que 25 décès dus au covid. L'équivalent de 335 chez nous, au lieu de 85000 ! De quoi rêver, comme dirait l'autre, aux possibilités d'une ile...

Bien sûr c'est facile de se soustraire à la contagion quand la première terre habitée (et encore...) est à 2000 kilomètres. Je n'avais pas réalisé qu'il y a nettement plus loin de Sydney à Christchurch que de Nice à Bastia quand j'eus l'occasion (il y a près de 40 ans, déjà...) de faire ce saut de puce. Les aléas du métier m'ayant mené jusqu'à Sydney, sur la face cachée de la planète, via Delhi et Singapour, je pouvais après tout rentrer chez moi par un autre chemin, tel un roi mage. D'autant plus que j'avais cette fois-là (outre un billet open) une bonne raison de revenir par l'est, par Christchurch, Honolulu et Los Angeles : mon homologue anglais de nos comités de jumelage avait en effet subitement émigré de l'autre côté du monde. J'allais être, le temps d'un weekend, le premier visiteur de la famille !

Pas plus qu'aujourd'hui on ne descendait d'un avion atterrissant sur le sol néo-zélandais comme du métro. On y restait assis le temps qu'une escouade sanitaire harnachée de blanc en parcoure solennellement les allées en vaporisant à la ronde un nuage dense et microbicide. Car depuis que le premier homme, un maori, il y a sept cent ans, et le second mammifère, un mouton, il y a deux cents ans, ont mis le pied sur leurs iles, les néo-zélandais se méfient de tout ce qui pourrait infester, envahir ou dénaturer leur paradis.

J'eus donc à ouvrir ma valise devant un solide gabelou costumé en boy-scout - chemisette et short clairs, couvre-chef à la Baden Powell retenu derrière les épaules par un lacet de cuir - dont le comptoir donnait sur le grand hall où déambulaient les passagers. Il entreprit une inspection précautionneuse de mon bagage où, comme d'habitude, j'avais tout rangé par couches. Il mit bientôt la main, sous mon pyjama, sur un petit wallaby bien à plat. Une peluche bien sûr... Il en inspecta l'étiquette, caressa et renifla la fourrure, en conclut apparemment qu'elle était synthétique, ce qui, bien que décevant pour moi, semblait lui convenir : il n'y avait rien d'organique ni d'encore un peu vivant là-dedans. 

Poursuivant l'exploration de mes strates vestimentaires, mon douanier en rangers et mollets velus sortit d'entre deux pantalons un chapeau de brousse à large bord ; il libéra en le déployant la douzaine de petits bouchons qui lui étaient suspendus dans le but de chasser par leur balancement les mouches du bush ou de l'outback. Là encore après avoir expertisé d'un doigt circonspect le liège des bouchons il sembla rassuré sur son incapacité à reprendre racine et posa le galure sur le comptoir, près du kangourou, en vérifiant d'un coup d'œil que je ne souhaitais pas m'en coiffer. 

Puis il atteignit les dépôts profonds, ceux des brochures, des rapports et des pochettes de transparents à rétroprojeter. Il en extirpa un autre objet mince, qui cette fois lui posait manifestement un problème : c'était vraiment du bois...
- What is that ?
- Ca ? Un boomerang, évidemment*.
Il le retournait, le soupesait... Il allait me le confisquer, c'est clair, m'obliger à trouver un autre cadeau-souvenir pour mon petit dernier...
- Does it work ?
- I hope so...
- You didn't try ?
- No, not yet...
Là, d'un large geste du bras, il montra le hall grouillant de monde :
- Try here !
Et il me mit le boomerang dans la main. Non, sérieux ?... Je changeai de main. Il me la retînt aussitôt :
- Hey, you're left handed ? Stop ! Sorry, you didn't get the proper one, you might kill someone.
Et il éclata de rire devant ma mine déconfite, me donna une grande tape sur l'épaule, ravi de sa blague, et m'aida à ranger mes affaires. N'empêche qu'il y a des failles dans la sécurité sanitaire de la Nouvelle-Zélande : j'aurais pu ce jour-là faire à moi seul plus de victimes que le virus...



*Une réplique qui devait, plus tard, être plagiée par Augustin Trapenard sur France Inter, à 8h59.


Face bombée dessus, face plate dessous.


P.S. Deux grands voyageurs-randonneurs devant l'éternel (appelons les Pat et Jo) me font l'amitié de confirmer mes dires :
"Une bien plaisante histoire ! Ça nous a rappelé notre arrivée à Auckland sur les coups de minuit, abrutis de décalage horaire, où on nous confisqua nos chaussures et bâtons de randonnée pour analyse de la terre qui s'y trouvait accrochée et désinfection du tout avant d'être autorisés à entrer dans ce beau pays. Have fun !" 

4 février 2021

N° 255 - Crotte de brique



J'entends à la radio qu'on sait enfin pourquoi les wombats font des crottes cubiques. Le genre d'information qui vous fait du bien, au petit matin : enfin quelque chose d'inattendu, qui vous change des mutations du virus et de l'embarras du choix d'un vaccin ! Des cracks en dynamique des fluides ont compris comment le wombat contrôle l'élasticité variable de son colon pour parvenir à ce résultat. Ils en ont même conçu un modèle mathématique. Des éthologues prétendent que si les wombats s'astreignent à produire ces petits brownies c'est pour construire des murettes ou des cairns qui marquent leur territoire. Je n'en sais rien... Vous me direz que je n'ai qu'à retourner en Australie pour vérifier. C'est vrai qu'ils ont tellement d'animaux bizarres, là-bas, down under. Mais c'est loin ! Après tout, des wombats on peut en voir chez nous dans les zoos.

Mais ce matin j'entends aussi que la révolte gronde dans le Pas-de-Calais contre le projet d'une immense serre où l'on pourrait voir quantité de papillons et de toucans du Costa Rica ou du Brésil voler dans une jungle tropicale. Les contestataires trouvent cela aussi incongru qu'un bobsleigh au Sahara. Les plus déterminés défendent mordicus la biodiversité, mais sur place, dans son jus. Un jour sans doute ils exigeront que les wombats de Thoiry et de Beauval soient réintroduits chez eux, dans les forêts des New South Wales. Petit à petit il ne restera plus dans nos parcs zoologiques que des ânes du Poitou, des canards de Duclair et des chèvres de Monsieur Seguin. Pour les autres nous nous contenterons des documentaires animaliers de la télé (ceux de la BBC sont remarquables).

Une chose en entrainant une autre, nous serons bien heureux qu'il nous reste les VOD quand nous aurons rendu aussi l'obélisque aux Egyptiens, leurs masques du Quai Branly aux Papous et renvoyé la Vénus de Milo se faire voir chez les Grecs. Mais après tout n'est-ce pas ainsi que nous vivons depuis que nous sommes confinés ?



Références : Si vous vous méfiez des vérités alternatives, tapez par exemple "wombat cubique" et "serre berck" sur google...

 



20 janvier 2021

N° 254 - Pub !


J'ai entendu à la radio que le match que Toulouse devait jouer samedi dernier à Exeter et que je m'étais promis de suivre à la télé a été reporté à cause du variant anglais. J'en connais plus d'un, en fait j'en connais trois qui (s'ils lisent encore mes billets...) vont être ébahis par cette passion soudaine pour la coupe d'Europe de rugby... un jeu dont ils ont renoncé depuis longtemps à m'expliquer les règles. J'espérais en fait que le reportage, avant de se focaliser sur le match, me donnerait l'occasion de revoir Exeter. Et de raviver le souvenir d'un aller-retour d'une journée, vieux de quarante ans...

Je me suis levé tôt pour gagner Le Bourget et prendre place dans un bimoteur à hélices d'une dizaine de sièges. Exeter, dont je ne sais rien, ne doit donc pas être une bien grande ville. Le zinc vole pas très haut, mais longtemps, au-dessus d'une mer grisâtre. Exeter n'est donc pas juste en face, comme Douvres. Un black cab me mène du terrain d'aviation, comme on dit, jusqu'en ville par une petite route sinueuse, presque un chemin creux. Les pancartes des carrefours donnent la direction de Cornwall, autant dire leur Finistère. 

Je suis accueilli dans des bureaux neufs et clairs par deux solides gaillards décontractés, col ouvert et teint hâlé, une paire de costauds aux gabarits de deuxième ligne : les deux associés d'un petit bureau d'études longtemps basé en Rhodésie qu'ils se sont résignés à rapatrier en Angleterre, mais côté sud et le plus loin possible du Greater London. Ils travaillent sur un projet d'usine de pâte à papier en Tanzanie qui suppose d'ouvrir des kilomètres de routes forestières en montagne. Il y faudrait pas mal de murs de soutènement et c'est pour ça que je suis là. Nous déplions des plans, comparons des tracés, parcourons des planches de profils en long et en travers, repérons les tronçons où il y aurait des choses à faire. Nous consultons les sondages, les études de sol. L'heure tourne... 

"Hey guys, aren't you hungry" ? Je ne dis pas non : le petit déj que j'ai expédié à l'aube est loin... Les deux colosses et moi marchons trois minutes et débouchons devant la cathédrale : une surprise, un bijou gothique flanqué d'une grosse tour normande, posé en biais sur une large pelouse. Et, autour, des façades à pan de bois, des encorbellements, des bow-windows à tout petits carreaux. 

Nous pénétrons dans un pub où tout, depuis la façade aux poutres de bois sombre, a une touche médiévale. Mes deux bodyguards m'entrainent vers le comptoir où je me laisse tenter par une bière. Le barman actionne ses leviers de bronze et nous sert trois grandes pintes de strong bitter ale dorée. Nous buvons à bonnes lampées. Les deux malabars me racontent des histoires de safari, me demandent ce que je connais de l'Afrique ; c'est sympa... Quand ils commandent une deuxième pinte, j'essaie de décliner : "It's too much for me"... Ils insistent : "You can't refuse, Peter, indulge yourself" ! Deux pintes, ça va chercher dans les un litre, un litre et demi, non ? Je n'ai pas leur coffre, moi ! Mais va pour deux pintes... Les choses s'embrouillent un peu, mais il fait bon dans ce pub, qui sent le bois, le cuir, le whisky... "Now, let's have lunch" ! Ca, ça n'est pas de refus. Les deux balèzes se concertent sur le menu. Le barman pose bientôt une soucoupe devant chacun de nous, sur le comptoir. Il y sert une espèce de croquette, ovale comme une madeleine. Disons un genre de pudding, un agrégat de miettes de viande, de grains de céréales ou de riz brun, de bribes de légumes et de pickles. En tout cas, faute de couverts, ça parait assez compact pour être pris entre deux doigts. Alors, en attendant que le serveur prépare l'une des tables basses entourées de fauteuils (où il ne sera pas facile de manger sans se tacher...) prenons ça pour un premier hors d'œuvre, un amuse-gueule. Mes deux armoires à glace n'en font qu'une bouchée. J'en fais deux, par précaution. 

"One more beer, Pete" ? / "Oh no, thanks" ! / "Then, back to work" ? Et... nous retournons au bureau ! Quoi, c'était ça le lunch ? Mais de quoi nourrissent-ils donc leur carcasse, ces deux foutus hercules ? Comment parviennent-ils à subsister ne serait-ce qu'une journée ? Après un tour aux toilets (dites, deux pintes...) il reste à parler appel d'offres, acheminement du matériel, assistance technique, faire un rouleau des plans qu'on n'a pas le temps de plier, et filer : "See you" ! 

Dans la petite aérogare il faut se peser avant d'obtenir sa carte d'embarquement, histoire sans doute de bien équilibrer l'appareil. Je me retiens de dire à l'hôtesse : "Je suis moins lourd que ce matin". Le mauvais temps sur la Manche chahute le coucou, aussi le pilote rappelle aux passagers que des sacs en papier sont à leur disposition. Je me demande vraiment ce que je pourrais en faire... Tout à l'heure il faudra retrouver la voiture, ronger son frein sur l'autoroute et la N12, et espérer qu'on m'aura gardé un petit quelque chose pour diner... 



P.S. Quand les rouge et noir de Toulouse pourront enfin aller jouer à Exeter, qu'ils n'oublient pas d'emporter quelques boites de cassoulet...




4 janvier 2021

N° 253 - Bon jour, bon an


Le hasard, hier, m'a fait mettre la main sur un livre rangé depuis longtemps sur une haute étagère de la bibliothèque, avec d'autres volumes à dos de cuir vert où les noms de Du Bellay, Ronsard ou Rimbaud brillent en lettres d'or. Mais je n'avais sans doute encore qu'à peine feuilleté les œuvres complètes de François Villon... Le livre s'est ouvert au milieu, sur un rondel. La lecture des vers en vieux françois n'est pas des plus aisées et, Gutenberg n'étant pas né, des copistes ont pu prendre des libertés avec l'original. Aussi, devant l'actualité surprenante de ce rondel XXIV, je me suis permis de l'adapter un peu pour présenter ici mes vœux à mes fidèles lecteurs et lectrices.

Bon jour, bon an, bonne semaine,
Bonheur, santé, liesse prochaine,
Que tout aille de bien en mieux
Et joies d'amour pleuvent des cieux.

Recevez d'eux, en bonne étrenne,
Dame encor plus belle qu'Hélène.
Toujours d'argent la bourse pleine,
Vivez longtemps... sans être vieux !

Bon jour, bon an, bonne semaine !
Après tant d'heures incertaines
Vienne la chance souveraine
De nous retrouver en des lieux
Où nous nous puissions voir, joyeux,
Sans plus de crainte ni de peine.
Bon jour, bon an, bonne semaine !


Je m'aperçois cependant, en relisant ces vers, que si mes lecteurs peuvent en faire leur miel, mes lectrices n'y trouvent probablement par leur compte. Il est vrai que Villon n'avait sans doute pas autant que moi souci de l'égalité des genres. Alors, voici pour vous, gentes dames, une autre mouture de la seconde strophe : 

Recevez d'eux, en bonne étrenne, 
Amis galants, mais sans bedaine,
Toujours d'argent la bourse pleine. 
Vivez longtemps, faites envieux !


Sur ce : bonne année ! 


Voici quand même, pour que vous jugiez de ma fidélité, la version originale de ce rondel XXIV attribué à François Villon, poète né en 1431 dont la trace s'est perdue en 1463 après moult méfaits...

Bon jour, bon an, bonne semaine,
Honneur, santé, joye prochaine, 
Perseverer de bien en mieulx 
Et joye d'amours vous doint Dieux ;
Ce jour present, en bonne estraine,
Dame belle trop plus qu'Helaine ;
Tousjours d'argent la bourse plaine ;
Vivre longtemps sans estre vieulx ;

Bon jour, bon an, bonne semaine.
Après ceste vie mondaine,
Avoir la joye souveraine :
De là ravis lassus ès cieulx,
Où nous nous puissions veoir joyeux
Sans jamais sentir grief ne paine ;
Bon jour, bon an, bonne semaine.

Statue de François Villon dans le square Paul Langevin, à Paris, à l'angle de la rue des Ecoles et de la rue Monge.