30 mai 2017

N° 184 - Etude de genres




J'entends à la radio que l'autre jour, à Bruxelles, la reine Mathilde a invité à diner les épouses des chefs d'état qui participaient au sommet de l'OTAN. Parmi elles, pour la première fois, il y avait un homme, le mari du premier ministre du Luxembourg.

Vous comprenez tout de suite que j'aborde là un sujet délicat, qui nécessite que je pèse mes mots. Je vais d'ailleurs corriger mon premier paragraphe à l'instant.

J'entends à la radio que l'autre jour, à Bruxelles, la reine Mathilde a invité à diner les époux des chefs d'état qui participaient au sommet de l'OTAN. Parmi eux, pour la première fois, il y avait un homme, le mari du premier ministre du Luxembourg.

J'en suis navré pour mes lectrices mais notre grammaire est sans équivoque : il suffit d'un seul sujet masculin au milieu de dix sujets féminins pour que le masculin l'emporte. Voyons quand même si je peux contourner cette difficulté en employant  d'autres mots qu'épouse et époux.

"La reine Mathilde a invité à diner les compagnons des chefs d'état..." Non : il y a dans la sonorité du mot compagnon quelque chose de viril qui ne lui permet pas de désigner aussi des compagnes. Qui oserait, par exemple, présenter Melania comme le compagnon de Donald, quand c'est lui qui a la pogne et le pognon ?

Tentons autre chose : "La reine Mathilde a invité les conjoints des chefs d'état..." Ca, c'est mieux. Conjoint a une connotation vaguement administrative, presque neutre, qui peut faire l'affaire, d'autant plus que son féminin, conjointe, s'en distingue à peine. Cependant deux conjoints ont a priori gravé un jour leurs "noms au bas d'un parchemin1". Qui sait si toutes ces personnalités sont, comme le premier ministre Luxembourgeois, bel et bien mariées (là, le féminin s'impose, à cause de personnalités) ?

Ce qu'il me faut, c'est clair, c'est un nom qui n'existe que dans un seul genre. Il y a bien moitié... Quelqu'un vous a certainement déjà présenté sa moitié ? Voyons ce que cela donne : "La reine Mathilde a invité à diner les moitiés des chefs d'état qui participaient au sommet de l'OTAN. Parmi elles il y avait un homme, le mari du premier ministre du Luxembourg". Rien à dire, c'est correct. A condition de bien insister sur les moitiés. Mais le mot moitié suggère encore un lien marital, qui n'a rien d'obligatoire... 

Alors, pourquoi pas consort ? "La reine Mathilde a invité les consorts des chefs d'état..." A première vue ce mot convient puisqu'il sert à désigner qui partage le sort (pas forcément enviable) d'une tête couronnée. Malheureusement, tant que l'Académie n'en décide pas autrement, consort, dans cette acception, n'est pas un nom : c'est un adjectif, et qui plus est strictement masculin : on ne dit pas princesse consorte...

Donc, ça ne va pas non plus ! Sans compter que la question ne concerne pas que les chefs d'état. J'ai participé moi-même à bien des colloques où je restais enfermé avec mes semblables dans une salle obscure, au sous-sol d'un hôtel ou d'un palais des congrès, tandis qu'un programme touristico-culturel était proposé aux accompagnatrices... Y aurait-il un synonyme, sans genre défini, d'accompagnateur et accompagnatrice ?

Après tout je vais écrire simplement : "L'autre jour, à Bruxelles, la reine Mathilde a invité à diner les mecs et les meufs des chefs d'état qui participaient au sommet de l'OTAN. On y comptait entre autres le mari du premier ministre du Luxembourg2". Et je vais, enfin, pouvoir continuer ma chronique !

Mais c'est peut-être un peu déplacé ?
Je ne sais plus... Je renonce... Qui a une meilleure idée ?




1 Brassens : "La non-demande en mariage".

2 Vous ne connaissiez peut-être pas Gauthier Destenay, le mari de Xavier Bettel, premier ministre du Luxembourg. Architecte de profession, il forme avec lui le premier couple masculin marié à la tête d'un Etat.







22 mai 2017

N° 183 - V'la l'bon vent, v'la l'joli vent...




J'entends à la radio François Baroin qui cite Jean Guitton pour fustiger les transfuges de LR1 : "Etre dans le vent, c'est avoir le destin des feuilles mortes".

N'attendez pas que je me mêle de cette chicane. Par contre il n'est pas question que je laisse médire des feuilles mortes : je leur dois trop. Elles ont joué un grand rôle dans ma carrière. C'est l'un de mes points communs avec Lionel Jospin. Nous avons le même âge (à un an près) la même taille (à un centimètre près) et tous deux cinq frères et sœurs (à deux sœurs près). Lui, ce qui l'a fait connaître c'est son interprétation des "feuilles mortes", fin 84, à la télé, chez Sébastien2. Moi, ce qui m'a rendu irremplaçable au boulot à la même époque, c'est de les chanter au Japon.

Après de longues journées à subir mes exposés techniques, mes collègues nippons m'emmenaient souvent boire quelques verres de mizuwari3 et grignoter des tsukemono4 dans l'un ou l'autre des innombrables petits bars nichés dans les étages des quartiers plus ou moins chauds d'Osaka ou Tokyo. Là, j'étais accueilli par des hôtesses en kimono, gracieuses et empressées, qui, assises près de moi, m'aidaient à décortiquer les cacahuètes et riaient, la main devant la bouche, quand je tentais de dire deux mots en japonais. Puis venait le moment où elles m'invitaient à chanter. On n'en était pas encore au karaoké sur grand écran : on m'apportait des livres de chansons et des recueils de partitions épais comme feu le programme de Bruno Le Maire. Mais presque tout le répertoire était japonais, le reste était anglais ou américain. Si, en cherchant bien, je tombais sur une page en français, c'était un tube d'Adamo. Je déclinais : c'est du belge ! 
Alors, rassemblant mes souvenirs, je tentais "Les feuilles mortes". Il arrivait qu'un pianiste connût un peu l'air et pût m'accompagner. Le plus souvent je me lançais a cappella. Parfois une hôtesse se joignait à moi en fredonnant des la la la. Le bar entier faisait silence pour écouter ce gaikokujin5 qui chantait une chanson inconnue et incompréhensible... avant de lui faire une ovation ! Mes collègues mirent de côté le texte que j'avais réussi à reconstituer pour en distribuer des copies aux bars où ils avaient leurs habitudes (et des flacons de whisky étiquetés à leur nom dans de hautes armoires vitrées). Je n'y coupai donc plus...

Jospin est tombé dans la nuit froide de l'oubli en 2002. Moi, mes Japonais ont réclamé que je revienne de temps en temps, pour un séminaire ou un colloque, jusqu'en... 2007.

Les feuilles mortes se ramassent à la pelle
Les souvenirs et les regrets aussi...

Dites, François Baroin, c'est quand même beau à l'automne un arbre qui se bariole progressivement de feuilles de toutes couleurs... 
Et puis, prendre le vent, c'est aussi le pari d'un voilier et de son équipage...




1 - Meeting LR à Paris le 20 mai dernier.
2 - Agacé des leçons de politique qu'Yves Montand administrait à la gauche, le premier secrétaire du PS voulait lui signifier ainsi : à chacun son métier.
3 - Du whisky allongé d'eau (Suntory en général).
4 - Des amuse-gueule salés. 
5 - Etranger.