J'entends à
la radio François Baroin qui cite Jean Guitton pour fustiger les transfuges de
LR1 : "Etre dans le vent, c'est avoir le destin des feuilles
mortes".
N'attendez
pas que je me mêle de cette chicane. Par contre il n'est pas question que je
laisse médire des feuilles mortes : je leur dois trop. Elles ont joué un grand
rôle dans ma carrière. C'est l'un de mes points communs avec Lionel
Jospin. Nous avons le même âge (à un an près) la même taille (à un centimètre
près) et tous deux cinq frères et sœurs (à deux sœurs près). Lui, ce qui l'a fait
connaître c'est son interprétation des "feuilles mortes", fin 84, à
la télé, chez Sébastien2. Moi, ce qui m'a rendu irremplaçable au
boulot à la même époque, c'est de les chanter au Japon.
Après de
longues journées à subir mes exposés techniques, mes collègues nippons m'emmenaient
souvent boire quelques verres de mizuwari3
et grignoter des tsukemono4
dans l'un ou l'autre des innombrables petits bars nichés dans les étages des
quartiers plus ou moins chauds d'Osaka ou Tokyo. Là, j'étais accueilli par des hôtesses
en kimono, gracieuses et empressées, qui, assises près de moi, m'aidaient à
décortiquer les cacahuètes et riaient, la main devant la bouche, quand je
tentais de dire deux mots en japonais. Puis venait le moment où elles m'invitaient
à chanter. On n'en était pas encore au karaoké sur grand écran : on m'apportait
des livres de chansons et des recueils de partitions épais comme feu le programme
de Bruno Le Maire. Mais presque tout le répertoire était japonais, le reste
était anglais ou américain. Si, en cherchant bien, je tombais sur une page en
français, c'était un tube d'Adamo. Je déclinais : c'est du belge !
Alors, rassemblant
mes souvenirs, je tentais "Les feuilles mortes". Il arrivait qu'un
pianiste connût un peu l'air et pût m'accompagner. Le plus souvent je me
lançais a cappella. Parfois une
hôtesse se joignait à moi en fredonnant des la la la. Le bar entier faisait
silence pour écouter ce gaikokujin5 qui
chantait une chanson inconnue et incompréhensible... avant de lui faire une
ovation ! Mes collègues mirent de côté le texte que j'avais réussi à
reconstituer pour en distribuer des copies aux bars où ils avaient leurs
habitudes (et des flacons de whisky étiquetés à leur nom dans de hautes
armoires vitrées). Je n'y coupai donc plus...
Jospin est
tombé dans la nuit froide de l'oubli en 2002. Moi, mes Japonais ont réclamé que
je revienne de temps en temps, pour un séminaire ou un colloque, jusqu'en... 2007.
Les
feuilles mortes se ramassent à la pelle
Les
souvenirs et les regrets aussi...
Dites,
François Baroin, c'est quand même beau à l'automne un arbre qui se bariole progressivement
de feuilles de toutes couleurs...
Et puis, prendre le vent, c'est aussi
le pari d'un voilier et de son équipage...
1 - Meeting LR à Paris
le 20 mai dernier.
2 - Agacé des leçons de politique qu'Yves Montand administrait à la gauche, le premier secrétaire du
PS voulait lui signifier ainsi : à chacun son métier.
3 - Du
whisky allongé d'eau (Suntory en général).
4 - Des amuse-gueule
salés.
5 - Etranger.
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