27 novembre 2021

N° 267 - Epures

 

J'entends à la radio qu'un inconnu s'est offert, pour la somme coquette de douze millions d'euros, une liasse de feuillets griffonnées par Albert Einstein. Des brouillons couverts d'intégrales raturées, de dérivées partielles en foutoir, de matrices à peine carrées censées pourtant conduire à rien moins que e = mc². Tout ça pour ça...  On imagine que, tout à sa béatitude, ce collectionneur rêve d'en tapisser son salon. Après tout, je fis moi-même un jour, sur un coin de table, des calculs qu'on voulut bien juger dignes, tant ils étaient précis et bien présentés, eux, d'être encadrés et accrochés au mur. Il s'agissait là aussi (mais tout est relatif...) d'espace et de temps. Ou plus exactement, connaissant la longueur de la grande aiguille d'une horloge murale, les diamètres des boules qui marqueraient les heures et la taille de leurs œilletons de fixation, il s'agissait de calculer à quelles distances du plafond et de l'angle du mur il fallait planter les douze clous. 

Cela supposait de faire un peu de trigonométrie. La distribution parfaite des hémisphères et l'exceptionnelle conformité de ce gros-horloge avec le plan coté qui reste affiché tout auprès témoignent tant de mon savoir-faire que de la dextérité de la propriétaire des lieux, maitre d'œuvre et d'ouvrage, qui maniait le marteau.

Hélas, lorsque j'y pense, j'aurais eu bien d'autres chefs d'œuvre graphiques et mathématiques de ma main à exposer... si la cantine de fer où ils étaient serrés n'avait un jour pris par erreur le chemin des encombrants. Telles ces épures de géométrie descriptive, format raisin... 

Un art qu'on n'enseigne même plus aux taupins depuis cinquante ans. Qu'on pratiquait sur une planche à dessin, avec un té et une équerre, une batterie de tire-lignes affutés, de compas et de balustres, de flacons d'encre bleue, rouge et noire, et de chiffons pour s'essuyer les doigts.

On y déterminait sur deux vues de face et de dessus l'intersection d'objets sans consistance aussi improbables qu'un tore annulaire et une pyramide de guingois, ou un hyperboloïde en bobine et un cône de révolution d'axe oblique.  

On raisonnait d'abord sur les symétries et les points cycliques pour savoir de quel degré seraient, en projection, les courbes délimitant leur volume commun et si elles auraient ou non des asymptotes. Puis on traçait en fins traits bleus les lignes de rappel liant les deux images d'un même point, en rouge les axes, les génératrices et les lignes de construction enfin d'un trait noir plus épais la courbe recherchée, tiretée quand elle se trouvait derrière ou dessous. S'il restait un peu de temps on ajoutait à l'angle de la grande feuille de papier Canson, à main levée cette fois, un croquis au crayon gras du volume qu'on avait isolé, avec des ombres estompées qui en rendaient le relief. Tout cela était net et frais, coloré et décoratif...

Il devait y avoir aussi au fond de la cantine, dans le même carton à dessin Annonay vert et noir, quelques planches de dessin dit d'architecture datant de la première année de l'Ecole des Ponts. On y travaillait sur de lourds pupitres en bois dont on redressait le couvercle noir. Je me souviens du dessin d'une fontaine et de sa vasque de pierre au creux d'une niche voutée. On partait du rayon et de la hauteur de la niche et de la description du profil galbé de la cuve, avec l'ourlet de sa margelle et la hauteur de son socle. Une fois le monument dessiné, de face et en plan, on déterminait le contour des ombres dues à un soleil aux rayons inclinés de 45° sur l'horizontale et le plan de la façade. On les grisait au pinceau d'un lavis d'encre de chine en bâton diluée dans une coupelle de faïence. Je me souviens que nous nous y appliquions par un bel après-midi dans une salle donnant sur la cour d'honneur de la rue des Saints-Pères. Un camarade niçois que cette récréation et le printemps mettaient de bonne humeur se mit à chanter, tout en fignolant son sfumato : "Oui, oui, oui, la vie est belle... Oui, oui, oui, le monde est beau !..."

Jeunes gens qui me lisez peut-être, mes épures étaient un peu à vos logiciels 3D ce que la Joconde fut à photoshop...

Mais suis-je donc déjà si vieux ?

 

 


Quelques notes :
- L'horloge, c'est une création familiale, chez F., à Roubaix.
- Le vrai "gros-horloge" c'est à Rouen.
- "Hélas, lorsque j'y pense..." ça sort des Plaideurs, sans aucune raison valable !
- Le format raisin c'est un format normalisé français, de 50 par 65 cm.
- Un taupin c'est un élève de classe préparatoire de Maths Spé. 
- Les points cycliques ce sont des points imaginaires de la droite de l'infini, communs à tous les cercles du plan (dixit wikipedia ; moi, ça ne me dit plus rien du tout) !
- Annonay, Canson, sans oublier Montgolfier... de grands noms du papier !
- La chanson "Oui, oui, oui..." comment se fait-il que je m'en souvienne, 63 ans plus tard ? Mais je n'en trouve aucune trace. Peut-être l'avait-il juste inventée...

4 novembre 2021

N° 266 - Nous n'irons plus au bois...

J'entends à la radio Boris Johnson s'alarmer qu'on déforeste dans le monde vingt-sept terrains de football à la minute. Sur le coup je me dis : il a raison, c'est beaucoup quand même, beaucoup de place pour jouer au ballon... Puis, comme je me méfie un peu de Boris, pour ne pas dire des Anglais, je me dis qu'il a dû se planter dans les unités. Je veux en avoir le cœur net. Je consulte wikipédia. Là, je découvre la loi 1 du football. Oui, c'est une loi. La longueur d'un terrain est comprise entre 100 et 130 yards, sa largeur entre 50 et 100 yards (1). Oui, c'est en yards. C'était fatal : ils ont inventé tous les sports. Ou bien ils les ont copiés, en changeant les règles. Même la pétanque, avec des boules aplaties et pipées (2). Mais revenons au foot. Enfin, au yard. On pourrait aussi mesurer en perchs, comme Lavillenie. Une perch c'est 5 yards 1 foot 6 inches. Bon, restons en yards. Le terrain de foot de Boris fait donc entre cinq mille et treize mille square yards. Il y a de la marge... Sur son grand terrain de foot on pourrait largement en aménager deux et demi. Ce serait rentable. Ou jouer en même temps deux matchs et une mi-temps. Une bonne affaire pour la télé. Ou pas (3)...

Mais ce n'est pas juste. Pourquoi ne pas compter plutôt en terrains de rugby ? Ce serait plus simple : tout est en mètres. Va savoir pourquoi... Les Normands de Guillaume, quand ils leur ont appris à jouer à la soule, mesuraient encore tout en pouces, en pieds et en toises (4). Mais c'était il y a bientôt mille ans. N'empêche, ce serait plus simple : les dimensions ne sont qu'à deux mètres près, dans chaque sens. Sauf derrière les buts, où il faut ajouter 10 à 22 m, comme ça vous chante (5). C'est vrai qu'on n'a pas besoin d'autant de recul derrière les bois d'un terrain de foot. Oui, ils appellent ça les bois. A propos, j'entends à la radio qu'on manque de bois. Partout...




Citons les sources :
(1) https://fr.wikipedia.org/wiki/Loi_1_du_football
(2) https://fr.wikipedia.org/wiki/Boulingrin_(jeu)
(3) Surtout pour la chaine Amazon Ligue 1 ?
(4) https://webetab.ac-bordeaux.fr/Primaire/64/EPS64/pedagogie/proposition/rugby/INTERDISCIP/origines%20rugby.pdf
(5) https://fr.wikipedia.org/wiki/Terrain_de_rugby_%C3%A0_XV