N° 73 Mécomptes de Noël
J'entends à la
radio des voix éphémères… J'ai gardé l'écouteur à l'oreille, dans le noir. Je
perçois des mots sans suite, des notes éparses, des bulles, des bribes… Des
nombres… Ma date de naissance… Ma date de naissance et mon numéro-chance… Ils
sont sortis au loto. J'ai gagné à l'euro-milliards. J'ai gagné mille sept cents
milliards d'euros ! Le Directeur de l'Européenne des Jeux me prend par l'épaule,
s'assure que j'ai bien saisi : presque deux millions de millions. Il ânonne en
remplissant le chèque : un, point, sept, zéro, zéro, point… Mais la case n'est
pas assez longue pour neuf autres zéros, avec deux points. Il sort un billet de
son gibus, un billet vert de cent euros. Je n'en avais jamais vu, jamais eu,
mon dab ne m'en a jamais fourni. Le directeur préfère me remettre mon gain en
coupures de cent euros. Avec son assistante en oreilles et queue de lapin il en
compte soigneusement dix-sept millions, une à une. Il les fait empiler face à
son bureau, sur la Place de l'Etoile, bien au carré. Le tas est bientôt aussi
large, aussi haut que l'Arc de Triomphe. Les voitures l'évitent, passent sous
l'arche, sur le soldat inconnu. La flamme s'est éteinte. Une saute de vent
soudaine jette mes billets dans les nues. Ils planent là haut, survolent les
Champs, où des hula hoops ceinturent de lumière les platanes de Noël.
Platannenbaum, platannenbaum. Ils s'abattent sur le jardin de l'Elysée comme un
nuage de sauterelles. Je sonne chez le Président. Il est en pyjama. Je l'ai
réveillé. Il est fatigué, trop de soucis, la notation, les biberons, la dette…
Il n'a presque pas dormi à Bruxelles. Dehors nous nous frayons un chemin, des
billets jusqu'à la taille et jusqu'aux genoux, comme dans les algues vertes. Il
sonde l'épaisseur avec une longue règle d'or. C'est plus épais le long des
grilles. Des gardes républicains ramassent ce qui coule entre les barreaux. Il
pense qu'il y en a bien pour autant que la dette. Je dis : c'est trop pour moi,
gardez au moins quatre ou cinq cents milliards, ce qu'on vous doit depuis que
vous êtes là. Il ne veut rien savoir. Il l'a décidé avec Angela. Les anges là
dans nos campagnes ont entonné l'hymne des cieux. Ce ne sont pas les banques,
le marché, l'européenne des jeux qui vont rembourser. Ce sont les états, les
contribuables. Il allume dans un bureau, branche un ordinateur, projette des
camemberts power-point entre les moulures dorées des lambris blancs. Chacun
participera selon ce qu'il paie d'impôt. Ce sera juste, équitable. La dette
c'est trente-cinq fois l'impôt sur le revenu. Tu sais combien tu paies ? Euh,
non… Beaucoup. N'importe. Il faudra que tu fasses un versement exceptionnel de
trente-cinq ans. Pas tout de suite, tu as un peu de temps. Mais pas trop quand
même… A cause d'Angela. Stille Nacht, heilige Nacht. Je dis : bon, je vais quand
même ramasser mes billets, faire déjà un voyage, en RER. De bon matin, je
reprendrai le train. Auriez-vous un sac à me prêter ? Il jette au broyeur les
couches qui restent dans un grand sac Pampers et me le tend. Jouez hautbois,
remplissez musette. Mais dans le parc il y a encore eu un coup de vent, ou bien
les gardes ont eu le bras long. Je vais vers l'Etoile, qui me guide. Mon sac
est vide. Les voitures ont recommencé à tourner en rond. La flamme s'est
rallumée. Ma radio aussi.