J'entends à la radio que le Sultan Qabus est mort. L'agenda
très, très chargé de notre président ne lui permet pas de se rendre à Mascate, aussi
c'est un prédécesseur, moins débordé, qui va le représenter aux cérémonies. J'aurais
pu moi aussi peut-être, si j'avais su, rendre ce service : j'ai une dette à
l'égard de Qabus ibn Saïd... Je garde en effet de la semaine passée au Sultanat
lors de ses fiançailles, il y a quarante-cinq ans, un souvenir exceptionnel et
reconnaissant.
J'étais allé là bas pour quelques jours, sur le site d'une
route en construction entre Bidbid et Sur, avec un ingénieur d'un bureau
d'études qui travaillait sur le tracé. L'entreprise française chargée des
travaux s'était occupée de nos visas mais, manifestement, pas comme l'entendait
le garde-frontière omanais de l'aéroport, à la dishdasha immaculée. Il décida
de garder nos passeports. On préviendrait notre sponsor une fois tout vérifié.
Pour
gagner notre destination, où ne menait encore aucune route, on nous fit monter dans
un petit camion débâché où cinq ou six hommes du pays avaient déjà pris place. L'un
d'eux avait suspendu de longs poissons noirs aux ridelles. Ballottés par les
cahots, ils étaient secs et couverts de poussière quand, après trois heures de
piste, nous arrivâmes dans un oasis aux maisons de terre dispersées sous les
dattiers. Le camp de base établi par l'entreprise pour le temps du chantier se
trouvait non loin de là, en plein bled. C'était un petit village en dur où
vivaient les expatriés - cadres, conducteurs d'engin, géomètres, comptables - dont
quelques uns en famille, avec leurs enfants. Il y avait une école, un dispensaire,
un petit magasin.
Pendant deux jours on nous fit voir les sites où des
ouvrages de ma spécialité semblaient adaptés. La route devait longer de larges wadis,
complètement à sec, mais où l'eau, les jours d'orage, pouvait monter de six
mètres en quelques heures. Tout n'était que roc, pierraille et petits arbustes rabougris
à longues épines que les dromadaires broutaient tranquillement.
Le bruit courut dans la soirée : le Sultan Qabus avait brusquement
décidé de se fiancer. Les trois jours suivants seraient jours de liesse
nationale. Tout s'arrêta. Le premier jour on tourna un peu en rond... Le
lendemain on se rendit compte que l'oasis était en fête. Des petits groupes y
arrivaient à pied, de tous les côtés, surgissant du désert et du djebel environnants.
Les femmes, les fillettes surtout, s'étaient vêtues de voiles et de robes bigarrées.
Les garçons, en blanc, arboraient le petit kumma rond. Les hommes enturbannés
portaient le khandjar courbe à la ceinture de leur tunique blanche. Des cavaliers
galopaient en fantasia entre les murs de torchis en tiraillant en l'air. Vers
midi tous les hommes se rassemblèrent pour s'asseoir sur des tapis étendus à même
la terre. On nous invita à en faire autant. On servait du café à la ronde, avec
des dallahs au long bec de cuivre, dans des tasses sans anse à fond rond qu'on
tient au creux de la main. De grandes cuvettes émaillées débordaient de dattes fondantes.
Un régal...
Le patron du chantier ne voulut pas être en reste. Son
épouse et lui convièrent à leur table, pour le diner, les cadres de
l'entreprise, leurs épouses qui étaient là, l'institutrice et les hôtes de passage. Nous étions
déjà une bonne douzaine dans la salle à manger aux murs de ciment quand un
invité de marque arriva. C'était un grand et beau jeune homme brun, au collier
de barbe soigneusement taillé, d'allure altière comme on dit, vêtu du qamis blanc
de cérémonie. C'était le wali des lieux, le préfet de la région de l'oasis.
Cousin du sultan il résidait ordinairement à Mascate mais il avait tenu à honorer
l'invitation. Diplômé d'une prestigieuse université britannique il parlait avec
aisance un anglais impeccable. Il était accompagné d'une petite jeune femme en
abaya et voile noirs qu'il présenta comme son épouse. Agée peut-être de quinze
ans, elle se tenait en retrait, intimidée et mal à l'aise. Elle ne parlait pas l'anglais.
Le jeune cheikh s'adressa à la maîtresse de maison pour lui dire que son épouse ne
saurait évidemment partager la table des hommes et qu'il lui demandait de bien
vouloir la faire servir dans une autre pièce et d'y diner avec elle. Il y eut
une seconde de sidération... Mais notre hôtesse, sur le ton courtois qui devait
être le sien à Paris, répondit sans ambages qu'elle était navrée que son épouse
ne puisse se joindre à ses invités mais qu'elle ne saurait abandonner ceux-ci.
On allait disposer le couvert de son épouse à l'office, où quelqu'un prendrait
soin d'elle ; elle s'assurerait personnellement de temps à autre qu'elle ne
manquait de rien. Là, c'est le cheikh qui demeura figé un instant... Puis,
finalement, il acquiesça d'un signe de tête. A la fin du diner, durant lequel
notre hôtesse était allée deux ou trois fois prendre des nouvelles de l'appétit
de la pauvre reléguée, notre wali prit congé et se retira dignement, en récupérant
sa compagne à la porte de derrière.
Deux jours plus tard nous retournions à Mascate (où
l'entreprise disposait d'une maison d'hôte) pour nous mettre en quête de nos
passeports. Les fiançailles du sultan et la mise en congé des fonctionnaires avaient
pas mal perturbé la bonne marche de l'administration. Nul ne savait où étaient
nos papiers. Il fallait repasser de temps en temps... Aussi avons nous eu le
lendemain le loisir de visiter Mascate et sa vieille ville, de flâner dans les
souks de Mutrah, d'y suivre, dans des échoppes minuscules, le travail de orfèvres
façonnant des bracelets d'argent, celui des dinandiers martelant d'immenses
plateaux de cuivre. Le jour suivant nous avons pu explorer la côte, nous
promener sur le port, admirer les boutres aux voiles triangulaires, aller à la
plage, nous y baigner (en novembre)... Vint le soir où l'on sût que nos
passeports avaient été retrouvés, mêlés à ceux d'une vingtaine de volleyeurs
philippins. Nous avions juste le temps de mettre la main dessus, foncer à
l'aéroport, nous envoler pour Bahrein où, après une nuit en transit sous la bonne
garde de plantons à mitraillette, nous avons pu monter dans l'avion qui reliait
Bangkok à Paris.
La route construite dans les années 70 est vite devenue trop
étroite et encombrée. Des crues rageuses des wadis en ont même quelquefois
grignoté des portions. Aujourd'hui il parait que c'est une large autoroute à
deux fois trois voies, taillée dans le roc et aux viaducs majestueux, qui mène
de Bidbid à Sur. Les filles et petites-filles du wali l'empruntent sans doute souvent,
dans de gros SUV...
Et les touristes qui affluent maintenant en Oman n'ont sans
doute pas la chance de connaitre le même dépaysement que le mien...
Quelques précisions ?
Concernant les traditions omanaises :
Le
costume masculin se compose principalement d’une dishdasha (ou qamis) robe
longue, sans col, arrivant jusqu’aux chevilles.
L'abaya est un vêtement féminin
porté au-dessus des autres.
Le khandjar est un poignard à lame large et recourbée.
Le khandjar est un poignard à lame large et recourbée.
Le kumma est un chapeau de forme ronde, orné de
motifs et de broderies.
Une
dallah est une cafetière en cuivre ou en laiton à long bec verseur étroit et recourbé.
Concernant les
travaux : l'entreprise, c'était Dumez ; la "spécialité" de celle pour
laquelle je travaillais, la Terre Armée bien sûr.