17 janvier 2020

N° 232 - Les fiançailles du Sultan



J'entends à la radio que le Sultan Qabus est mort. L'agenda très, très chargé de notre président ne lui permet pas de se rendre à Mascate, aussi c'est un prédécesseur, moins débordé, qui va le représenter aux cérémonies. J'aurais pu moi aussi peut-être, si j'avais su, rendre ce service : j'ai une dette à l'égard de Qabus ibn Saïd... Je garde en effet de la semaine passée au Sultanat lors de ses fiançailles, il y a quarante-cinq ans, un souvenir exceptionnel et reconnaissant.

J'étais allé là bas pour quelques jours, sur le site d'une route en construction entre Bidbid et Sur, avec un ingénieur d'un bureau d'études qui travaillait sur le tracé. L'entreprise française chargée des travaux s'était occupée de nos visas mais, manifestement, pas comme l'entendait le garde-frontière omanais de l'aéroport, à la dishdasha immaculée. Il décida de garder nos passeports. On préviendrait notre sponsor une fois tout vérifié. 
Pour gagner notre destination, où ne menait encore aucune route, on nous fit monter dans un petit camion débâché où cinq ou six hommes du pays avaient déjà pris place. L'un d'eux avait suspendu de longs poissons noirs aux ridelles. Ballottés par les cahots, ils étaient secs et couverts de poussière quand, après trois heures de piste, nous arrivâmes dans un oasis aux maisons de terre dispersées sous les dattiers. Le camp de base établi par l'entreprise pour le temps du chantier se trouvait non loin de là, en plein bled. C'était un petit village en dur où vivaient les expatriés - cadres, conducteurs d'engin, géomètres, comptables - dont quelques uns en famille, avec leurs enfants. Il y avait une école, un dispensaire, un petit magasin.

Pendant deux jours on nous fit voir les sites où des ouvrages de ma spécialité semblaient adaptés. La route devait longer de larges wadis, complètement à sec, mais où l'eau, les jours d'orage, pouvait monter de six mètres en quelques heures. Tout n'était que roc, pierraille et petits arbustes rabougris à longues épines que les dromadaires broutaient tranquillement.

Le bruit courut dans la soirée : le Sultan Qabus avait brusquement décidé de se fiancer. Les trois jours suivants seraient jours de liesse nationale. Tout s'arrêta. Le premier jour on tourna un peu en rond... Le lendemain on se rendit compte que l'oasis était en fête. Des petits groupes y arrivaient à pied, de tous les côtés, surgissant du désert et du djebel environnants. Les femmes, les fillettes surtout, s'étaient vêtues de voiles et de robes bigarrées. Les garçons, en blanc, arboraient le petit kumma rond. Les hommes enturbannés portaient le khandjar courbe à la ceinture de leur tunique blanche. Des cavaliers galopaient en fantasia entre les murs de torchis en tiraillant en l'air. Vers midi tous les hommes se rassemblèrent pour s'asseoir sur des tapis étendus à même la terre. On nous invita à en faire autant. On servait du café à la ronde, avec des dallahs au long bec de cuivre, dans des tasses sans anse à fond rond qu'on tient au creux de la main. De grandes cuvettes émaillées débordaient de dattes fondantes. Un régal...

Le patron du chantier ne voulut pas être en reste. Son épouse et lui convièrent à leur table, pour le diner, les cadres de l'entreprise, leurs épouses qui étaient là, l'institutrice et les hôtes de passage. Nous étions déjà une bonne douzaine dans la salle à manger aux murs de ciment quand un invité de marque arriva. C'était un grand et beau jeune homme brun, au collier de barbe soigneusement taillé, d'allure altière comme on dit, vêtu du qamis blanc de cérémonie. C'était le wali des lieux, le préfet de la région de l'oasis. Cousin du sultan il résidait ordinairement à Mascate mais il avait tenu à honorer l'invitation. Diplômé d'une prestigieuse université britannique il parlait avec aisance un anglais impeccable. Il était accompagné d'une petite jeune femme en abaya et voile noirs qu'il présenta comme son épouse. Agée peut-être de quinze ans, elle se tenait en retrait, intimidée et mal à l'aise. Elle ne parlait pas l'anglais. Le jeune cheikh s'adressa à la maîtresse de maison pour lui dire que son épouse ne saurait évidemment partager la table des hommes et qu'il lui demandait de bien vouloir la faire servir dans une autre pièce et d'y diner avec elle. Il y eut une seconde de sidération... Mais notre hôtesse, sur le ton courtois qui devait être le sien à Paris, répondit sans ambages qu'elle était navrée que son épouse ne puisse se joindre à ses invités mais qu'elle ne saurait abandonner ceux-ci. On allait disposer le couvert de son épouse à l'office, où quelqu'un prendrait soin d'elle ; elle s'assurerait personnellement de temps à autre qu'elle ne manquait de rien. Là, c'est le cheikh qui demeura figé un instant... Puis, finalement, il acquiesça d'un signe de tête. A la fin du diner, durant lequel notre hôtesse était allée deux ou trois fois prendre des nouvelles de l'appétit de la pauvre reléguée, notre wali prit congé et se retira dignement, en récupérant sa compagne à la porte de derrière.

Deux jours plus tard nous retournions à Mascate (où l'entreprise disposait d'une maison d'hôte) pour nous mettre en quête de nos passeports. Les fiançailles du sultan et la mise en congé des fonctionnaires avaient pas mal perturbé la bonne marche de l'administration. Nul ne savait où étaient nos papiers. Il fallait repasser de temps en temps... Aussi avons nous eu le lendemain le loisir de visiter Mascate et sa vieille ville, de flâner dans les souks de Mutrah, d'y suivre, dans des échoppes minuscules, le travail de orfèvres façonnant des bracelets d'argent, celui des dinandiers martelant d'immenses plateaux de cuivre. Le jour suivant nous avons pu explorer la côte, nous promener sur le port, admirer les boutres aux voiles triangulaires, aller à la plage, nous y baigner (en novembre)... Vint le soir où l'on sût que nos passeports avaient été retrouvés, mêlés à ceux d'une vingtaine de volleyeurs philippins. Nous avions juste le temps de mettre la main dessus, foncer à l'aéroport, nous envoler pour Bahrein où, après une nuit en transit sous la bonne garde de plantons à mitraillette, nous avons pu monter dans l'avion qui reliait Bangkok à Paris.

La route construite dans les années 70 est vite devenue trop étroite et encombrée. Des crues rageuses des wadis en ont même quelquefois grignoté des portions. Aujourd'hui il parait que c'est une large autoroute à deux fois trois voies, taillée dans le roc et aux viaducs majestueux, qui mène de Bidbid à Sur. Les filles et petites-filles du wali l'empruntent sans doute souvent, dans de gros SUV...
Et les touristes qui affluent maintenant en Oman n'ont sans doute pas la chance de connaitre le même dépaysement que le mien...



Quelques précisions ?
Concernant les traditions omanaises :
Le costume masculin se compose principalement d’une dishdasha (ou qamis) robe longue, sans col, arrivant jusqu’aux chevilles.
L'abaya est un vêtement féminin porté au-dessus des autres.
Le khandjar est un poignard à lame large et recourbée.
Le kumma est un chapeau de forme ronde, orné de motifs et de broderies.
Une dallah est une cafetière en cuivre ou en laiton à long bec verseur étroit et recourbé.

Concernant les travaux : l'entreprise, c'était Dumez ; la "spécialité" de celle pour laquelle je travaillais, la Terre Armée bien sûr. 





















10 janvier 2020

N° 231 - Tout vient à points...


J'entends à la radio que les discussions tournent en rond autour de l'âge-pivot. C'était fatal... Quel "spin-doctor"(1) a bien pu inventer une expression pareille ? Qui d'autre qu'un académicien Goncourt peut avoir envie de prendre sa retraite à l'âge-pivot ? A quoi peut-on s'attendre ? A bosser docilement quelques années de plus, puis s'entendre dire : "Désolé, il va falloir repartir pour un tour" ? Et retourner qui à sa chaise de bureau pivotante, qui à son tour-fraiseuse, qui aux prothèses sur pivot, jusqu'à un âge de plus en plus avancé... celui des vieilles toupies ? On aurait quand même pu faire l'effort de trouver une accroche plus dynamique, une formule qui donne envie d'aller plus loin. En utilisant par exemple un mot comme "ressort". Ca reste dans le domaine de la mécanique mais au moins ça évoque une réaction, une relance ; ça suggère quelque chose comme un regain, autrement dit... gagner plus.

Ah, le choix des mots...

Tenez, "pénibilité". C'est un mot désastreux... Depuis qu'on en a fait un sujet de négociation chacun découvre que tout travail est pénible. Il faut se plier à des horaires, respecter des consignes, répéter les mêmes besognes... Et supporter un patron pénible, des collègues pénibles, des clients mais pé-ni-bles ! Un syndicaliste vient d'appeler l'attention vers une corporation particulièrement défavorisée. Il décrit son boulot comme plus pénible encore que celui des hôtesses de l'air, des policiers, des cheminots, des routiers ou des petits rats de l'Opéra. Il ne se voit pas plus qu'eux tenir le coup jusqu'à l'âge-pivot. S'il n'y avait que les charges à soulever et coltiner sur l'épaule, plus lourdes qu'un sac de ciment, ça irait encore... Les risques d'allergie au pollen de chrysanthème ou de suffocation par les fumées d'encens, il n'en ferait même pas état. Ce qui est dur, ce qui est vraiment difficile dans son métier est d'ordre psychologique. Cela porte atteinte au moral. A l'hôpital les infirmières ont au moins la chance(2), elles, de voir à peu près tous les patients repartir guéris, avec le sourire. C'est gratifiant. Lui, ce n'est pas du tout pareil : il passe son temps auprès des défunts, il est croque-mort... Toute la journée il n'est entouré que de figures d'enterrement. Les gens auxquels il a affaire, les usagers de ses services, sont généralement en larmes, parfois complètement désemparés. C'est déprimant...
Le pauvre est trop jeune pour avoir connu le temps où
   Quand les héritiers étaient contents
   Au fossoyeur au croque-mort, au curé, aux chevaux même
   Ils payaient un verre.
Ces bonnes manières se sont perdues, elles sont révolues, elles ont fait leur temps(3)... 
A défaut, quel autre mot que "pénibilité" pourrait qualifier son métier et lui remonter le moral ? "Humanité" ?

Voilà douze ans que je suis vraiment à la retraite. Quand je me souviens de mes années d'activité ce n'est certainement pas pénibilité qui me vient à l'esprit. S'il fallait choisir un mot en ité, je chercherais plutôt du côté de collectivité où chacun est incité à développer ses capacités en toute convivialité(4). Mais j'ai eu beaucoup de chance...

Je bavarde, je bavarde... Où en étais-je ? Je suis parti de Pivot, l'amoureux des dictionnaires. Tel le Larousse, et son logo à la fleur de pissenlit. Ce pissenlit dont les protégés de mon fossoyeur prisent les racines... Voilà, on a fait le tour, la boucle est bouclée ?



(1)  To spin : faire tourner. Spin doctor : spécialiste des relations publiques dont la fonction est de conseiller un personnage politique sur ses stratégies de communication et de "donner de l'effet" à son image.
(2)



 De la chance ? Ca va pas la tête ?





(3) Les funérailles d'antan (G. Brassens).
(4) J'ajouterais bien durabilité, mais seuls mes anciens collègues sauraient pourquoi.