6 avril 2024

N° 294 - Sehr schwer...


J'entends à la radio que le président du Botswana s'apprête à expédier en Allemagne vingt-mille éléphants. J'ai d'abord soupçonné un bobard, juste après la mort de L. de Brunhoff, l'auteur de Babar. Mais, j'ai vérifié, ce ne sont pas des fake news à la... Trump : il s'agit bien de vingt-mille vrais bons gros éléphants.

Evidemment le Bundesministerium der Verteidigung, le Ministère de la Défense, est sur les dents. A Berlin on n'oublie pas que Hannibal avait fait le coup aux Romains, depuis Carthage, en passant par l'Espagne et les Alpes. C'était moins loin et on dit qu'ils n'étaient qu'une trentaine, d'accord, mais c'était il y a deux-mille-deux-cents ans...

On se demande quand même si M. Mokgweetsi Masisi ne sous-estime pas le problème logistique. Comptons six tonnes pour un mâle, quatre pour une femelle : on parle d'un troupeau de cent mille tonnes, en gros. Il ne faut pas prendre ça à la légère. De plus ce ne sont pas des migrants ordinaires : des zodiacs feraient difficilement l'affaire. Ne rêvons pas non plus d'une armada d'arches de Noé : le Botswana n'est pas au bord de la mer ! Il y a bien l'avion. On pense évidemment au Boeing jumbo-jet. Mais à raison d'une seule dizaine de couples par vol, bonjour l'empreinte carbone...

A supposer qu'il existe un chemin le long duquel ils pourraient trouver de quoi se nourrir et qu'ils fassent finalement la route à pied, comme ceux de Hannibal, à la queue-leu-leu, accompagnés d'un alignement de cornacs, cela pourrait ne prendre qu'un an. Au moins cela laisserait à nos voisins le temps de s'organiser. Mais vous vous doutez que beaucoup seraient inquiets, à commencer par les Saxons qui tiennent des magasins de porcelaine.

Si je comprends bien, l'autre option c'est d'inviter vingt-mille tartarins d'outre-Rhin à zigouiller chacun son pachyderme dans la savane de l'Okavango et de les laisser en rapporter chez eux les oreilles et la queue. On recommande le fusil A-Square Hannibal (!) et les cartouches 577 Rounds Tyrannosaur calibre 15 mm. Le recul vous démolira sans doute l'épaule et les munitions sont à 30 dollars pièce, mais elles stopperont net tout solitaire qui oserait vous charger.

C'est justement le genre de safari que les Grünen allemands voudraient interdire à leur compatriotes, mais c'est ce qui a fâché M. Masisi. Ses écolos à lui se plaignent en effet que les éléphants, de plus en plus nombreux, ravagent leurs cultures de maïs, de sorgho et de citrouilles et écrabouillent parfois les petits enfants. M. Masisi a déjà tenté de persuader les Angolais d'en accueillir huit-mille et les Anglais d'en faire paitre autant à Hyde Park. Sans succès... Alors l'idée de les disperser, à défaut, dans les nombreux parcs de Berlin, très vastes, très verts, très accueillants, semble séduisante. C'est du win-win, gagnant-gagnant.

Reste l'épineuse question du transport. Angela Merkel dirait peut-être : "Wir schaffen das !" comme en 2015 ?2

 


1  En allemand schwer signifie aussi bien lourd que difficile.

2 "Wir schaffen das“ (nous y arriverons) était le slogan qui, pour Angela Merkel, symbolisait sa politique d'accueil des réfugiés (la Willkommenskultur).



26 mars 2024

N° 293 - Bulletin de chanté

J'attends à la radio (vous l'avez ?) j'attends à la radio qu'on me scrute aux rayons X (là, on ne précise pas : ex-Twitter). J'enchaine depuis Noël les visites à l'hosto et au labo. Rien de grave, à ce qu'on me dit : c'est seulement fatal, à mon âge... Encore faut-il s'entendre sur le sens qu'on donne au mot fatal. Les mots sont essentiels. J'en découvre de nouveaux à chaque examen, chaque intervention, qui ne sont pas tous définis dans mon Lexis. Alors j'essaie de me faire une idée de ce qu'ils cachent.

Tout a commencé par des épisodes de tachycardie. La, la, la la la, chantait à peu près Montand,
Dir' que ce mot me semblait vieillot,
Aujourd'hui il me semble nouveau,
Et puis surtout c'était toi et moi,
Ces deux mots ne vieillissent pas.
Souviens-toi on parlait de tachycardie
A la pause entre deux rock'n'roll
Tous les deux, amoureux, nous avons dansé
Tant de chos's aux cadences folles...

Cela m'a valu une coronarographie. Six syllabes c'est déjà difficile à prononcer, mais une en A entre trois en O, j'ai du mal... C'est l'un des plus longs de nos cent-trente-et-un mots en "ographie". Le plus fort c'est que coronographie, plus simple et plus court, existe aussi. Même les cardiologues s'y perdent ! Je me permets de citer l'Institut de France et sa Fondation Recherche Cardio-Vasculaire : "Qu’est-ce que la coronographie ? La coronarographie est l’examen qui consiste à faire une radiographie filmée de vos artères coronaires". Mais, voilà, les astronomes prétendent s'en réserver l'usage pour étudier les étoiles, leurs éclipses et leurs comètes. A mon avis le risque de confusion est faible. Encore que Jean-Jacques Lafon, un chanteur devenu médecin, chantait jadis :
Fais valser mon cœur dans les étoiles
Autour des feux de la Saint-Jean
Pour chacun de nous brille une étoile
Pour toujours dans la nuit des temps...

Mais ce n'est pas tout : le compte-rendu de mon dernier examen qualifie au passage mon abdomen de pléthorique. Sans faire de rhétorique je trouve ça excessif et désobligeant. 

Va pour arrondi, renflé peut-être... Mais pas pléthorique tout de même ! Pourquoi pas pansu, distendu, boursouflé tant qu'on y est ? Ou, pis encore, bedonnant, ventripotent, apoplectique ? Voire gidouillant, façon Père Ubu ? 
La bedaine, la bedaine
Ca voulait dire
On est heureux
La bedaine, la bedaine,
Quand on mange deux jours sur deux...

J'y lis aussi que je ferais preuve d'un peu d'hépatomégalie. Est-ce à dire que j'aurais tout simplement, modestement - rien de mégalo là-dedans - un point commun avec les oies grises des Landes, celles que l'on gave de Périgord en Chalosse ? 
Et bien puisqu'il parait que tout me rappelle, toujours, une vieille chanson, en voici une dernière, de Frédéric Mistral (ça vous épate ?) : "O Megali !" (vous l'avez ?)

- Oh! mai, se tu te fas pescaire,
Ti vertoulet quand jitaras,
Iéu me farai l’aucèu voulaire,
M’envoularai dins li campas.

- O Magali, se tu te fas
L’aucèu de l’aire,
Iéu lou cassaire me farai,
Te cassarai.

- Si tu prétends aussi me suivre
Quand tu jetteras tes filets
Je me ferai oiseau rapide
Par la lande m'envolerai

- O Magali si tu te fais
Une oie sauvage
Chasseur à mon tour deviendrai,
Et te chasserai !


Je remercie pour ce billet... genre "On connait la chanson" :
- D'abord Alain Resnais pour ce film (1997)
- Puis Haydn Wood et Frederic Weatherly pour la version originale de "Roses of Picardy" (1916)
- Sydney Bechet pour sa version jazzy (1954, https://www.youtube.com/watch?v=iUcW677LqpQ)
- Yves Montand pour la sienne, plus langoureuse (1981, https://www.youtube.com/watch?v=hm9lLbQjQSk)
- Jean-Jacques Lafon pour "Le cœur dans les étoiles" (1987, https://www.youtube.com/watch?v=jt5GEY57pno)
- Alfred Jarry pour sa pièce "Ubu roi" (1895)
- Charles Aznavour pour "La bohème" (1966, https://www.youtube.com/watch?v=fVfnEyLOkrM)
- Et le grand poète de langue d'oc, Frédéric Mistral, un félibre, pour "O Magali" (1855) chantée par Adrien Legros (1930, https://www.youtube.com/watch?v=HHzOCKtaGTQ).

14 février 2024

N° 292 - La mémoire qui flanche ?

J'entends à la radio que Joe Biden perdrait la mémoire... Tout ça parce qu'il a confondu le Maréchal Sissi et le président Andrés Manuel Lopez Obrador ? Moi, quand ça m'arrive, j'appelle ça un lapsus. 
On peut quand même en faire une petite chanson, sur un air que tout le monde connait ? Mais commencez quand même par réécouter la version originale  https://www.youtube.com/watch?v=wwVxYvCWBik.


J'ai la mémoire qui flanche
J'me souviens plus très bien
Pourquoi je prends cet Egyptien
Pour un bon Mexicain ?
A caus' de leurs trucs en commun :
Leurs vieilles pyramides
Ou leur muraille entre voisins
Hostile et fratricide ?

J'ai la mémoire qui flanche
J'me souviens plus très bien
Ni du prénom du pharaon
Ni, l'autre, de son nom
Ils m'appelaient, j'les appelais
Comment s'appelait-on ?
Avant, c'est vrai, moi je pouvais
Les app'ler par leur nom...

J'ai la mémoire qui flanche
J'me souviens plus très bien
Parait qu'ça ne tourne pas rond
Au pays de Macron ?
Fallait voter pour Mitterrand
Continuer comme avant
Faut pas virer les vieux jetons
Pour un oui, pour un non.

J'ai la mémoire qui flanche
J'me souviens plus très bien
Qui j'ai rencontré à Bruxelles
Helmut Kohl ou Merkel ?
Pendant qu'ils me, pendant que je
Parlais de la planète
Leurs beaux discours, leurs petits jeux,
M'ont fait tourner la tête.

J'ai la mémoire qui flanche
J'me souviens plus très bien
Y a personn' pour me remplacer
Personn' s'est proposé ?
Si c'est pas moi, ce serait lui ?
Y a donc que moi ou lui ?
Dans ce cas-là, ou bien c'est cuit,
Faut qu'je reste où je suis !

J'ai la mémoire qui flanche
Mais ça je le sais bien
Avec Trump à la Maison Blanche
Je ne réponds de rien
On reverrait tous ces guignols
Prendre le Capitole
Et le monde ferait demain
L'cauch'mar américain !

28 janvier 2024

N° 291 - Les Sages et les Immortels

Pardonnez-moi, je perds mon temps et le vôtre en ressassant de vieux souvenirs et feuilletant d’antiques dictionnaires. Que voulez-vous, je commence à me faire vieux, peut-être même à radoter ?

 

J’entends à la radio Laurent Fabius. Il est beaucoup question de lui ces jours-ci, de lui et du Conseil Constitutionnel qu’il préside. Je tends toujours une oreille curieuse et attentive, sans doute un rien complaisante, à ses propos. Il faut dire que nous sommes de vieilles connaissances. Nous ne nous sommes, à vrai dire, rencontrés qu’une fois, une seule, mais je me souviens de lui avoir serré la main, la main gauche. Pas pour marquer une affinité partisane mais parce que ma droite serrait fermement le col d’un sac-poubelle. Il venait d’installer son pied-à-terre dans l’immeuble qu’habitait un mien beau-frère et c’est au vide-ordures que nous nous sommes croisés. Je doute cependant qu’il s’en souvienne : cela doit bien faire 45 ans. Ce jeune Parisien des beaux quartiers venait d’être élu au conseil municipal de... Grand-Quevilly. J’y avais, moi, vécu longtemps et y avais toujours mes parents. D’ailleurs le nom de ma maman lui dirait peut-être encore quelque chose. Elle resta, des années durant, invitée au banquet du personnel de la mairie, même après que mon père, qui en avait longtemps été le secrétaire général, soit décédé. On lui réservait une place d’honneur, à la droite de celui qui était devenu député, puis président du conseil général, puis premier ministre. Une place qu’elle aurait volontiers et modestement laissée à une autre. Tout en se pomponnant pour l’occasion elle bougonnait : je me demande de quoi je vais lui parler, je ne sais plus quoi lui dire ! Sans doute lui donnait elle simplement des nouvelles de ses enfants. Les plus jeunes ont son âge...

Mais, trêve de nostalgie, j’entends donc Laurent Fabius. Il fait une courte leçon d’étymologie dans l’espoir de mieux faire comprendre le rôle de son institution. Justement : institution, de même racine latine que constitution. Le recours au latin ne saurait surprendre de la part d’un Fabius. Constitution : mot formé à partir de statuere, qui signifie mettre en place, fonder, construire et de cum, avec. La Constitution, explique Fabius, c’est ce qui nous fait tenir ensemble, nous, les Français. Pardonnez-moi d’être sérieux deux minutes, mais j’ai trouvé que cela valait la peine d’être répété quand d’aucuns réclament d’en changer sous prétexte que d’autres en font un mauvais usage. Notre pays est de composition diverse, mais la constitution y met du ciment. Il vaut mieux être de constitution solide, c’est un gage de bonne santé. 

Remarquons en passant combien nous avons de mots, riches de signification et de nuances, dérivés du latin statuere. C’est affaire de préfixe. Constituer donne du sens et de la stabilité. Instituer établit de façon durable. Destituer retire ou révoque. Restituer rend ou remet en état. Avec sub on remplace. Avec pro on expose, on met en avant... mais le sens en a pas mal évolué depuis les Romains ! Heureusement, s’agissant de loi, on utilise maintenant plutôt le verbe promulguer. D’après le dictionnaire de l’Académie française ce mot est lui aussi emprunté au latin. Promulgare, signifiant faire sortir en exprimant, puis publier, était composé à partir de pro, en avant, devant, et de mulgere, traire. Je crois voir M. Macron tirant laborieusement sur tous les pis possibles, de l’Assemblée, du Sénat, de la rue de Montpensier, pour obtenir d’en faire sortir une loi. Je vois aussi qui en boit le petit lait...




28 décembre 2023

N° 290 - L’équipée d’Udine

L’actualité est depuis un bon moment tellement déprimante, inquiétante et même effrayante que je préfère tourner la page de 2023 sur de vieux souvenirs. Ce qui suit remonte à il y a déjà bien longtemps mais cela reste pourtant, j’en suis étonné, assez précis dans ma mémoire...

 

Le lavabo à robinets dorés de la cabine acajou du wagon-lit est parfait pour un brin de toilette. Nous approchons de Mestre. Le steward qui remporte le plateau du petit-déjeuner m’explique la demi-heure de retard : cette nuit des malfrats ont tenté de forcer des compartiments ! Je ne me suis rendu compte de rien, je n’ai donc pas trop mal dormi.

Le petit matin de février est humide, frisquet, brouillardeux. Je traverse l’esplanade dallée qui sépare la gare de l’embarcadère. Un bateau-taxi m’emmène vers la place Saint-Marc. Le rio dans lequel il s’est engagé débouche sur le Grand Canal. Des façades de dentelle gothique sortent de l’eau grise, la brume estompe les colonnades des palais de marbre, il n’y a pas grand monde devant celui des Doges et les mosaïques d’or des coupoles de la basilique ne scintillent que pour moi. Le dédale des ruelles me conduit au Rialto d’où le vaporetto me ramène à Santa Lucia. Là, je me jure de revenir à Venise, le plus tôt possible !

Le train pour Udine est à quai. J’y trouve ma place et notre agent italien dont je fais connaissance : Luigi, enrôlé depuis peu et pas trop féru de technique, n’en sait guère plus que moi sur l’objet du rendez-vous. Heureusement, il parle français.

Tout un groupe nous attend dans la gare de Udine. Je serre des mains : je comprends qu’il y a là des huiles du ministère de l’agriculture, d’autres des eaux et forêts, des ingénieurs, en chef, en second, des responsables provinciaux, des directeurs, des adjoints, des chauffeurs. Le convoi de quatre voitures quitte Udine et prend la route de plus en plus sinueuse des collines. 

Nous nous élevons bientôt dans un paysage de vignobles, à perte de vue. Nous nous arrêtons enfin près d’une grosse bâtisse qui domine le coteau. Je serre la main du viticulteur, de ses fils, de ses voisins. Buon giorno, ben venuto... Nous descendons de quelques pas entre les rangs de ceps en terrasses, jusqu’à une restanque de pierres sèches plus ou moins effondrée. Ils sont curieux de savoir si l’on pourrait la reconstruire avec notre procédé, sur une trentaine de mètres et un à deux de haut. Ce n’est pas, loin de là, l’affaire du siècle, ni vraiment bien adapté, mais je concède que cela serait faisable (après tout je suis venu pour ça). Quelqu’un me promet un relevé du terrain.

Le chai de la maison est grand ouvert et le vigneron a dressé des tables devant les futs. Nous ne saurions repartir sans gouter son vin du Frioul, son blanc sec et corsé, son rouge frais, et trinquer tous ensemble. Les rasades sont généreuses : saluti ! On finit quand même par reprendre les voitures : il est question de déjeuner. Le convoi s’arrête un instant sur la crête pour admirer le panorama et me montrer, juste au-delà de la première ligne de collines, la Yougoslavie du Maréchal Tito. Ce n’est plus l’Europe... La caravane dévale bon train, enchaine les épingles à cheveux jusqu’au fond de la vallée, jusqu’à une auberge, un grand chalet aux façades peintes de motifs de chasse et de forêt. Nous formons une longue tablée, il y a du gibier au menu, en abondance. Le directeur régional des vignobles choisit lui-même les bouteilles qui le mettront en valeur. Les conversations, de plus en plus animées, se croisent au-dessus de ma tête. Entre ristretto et grappa je devine qu’on se met d’accord sur un détour.

Le convoi se reforme et repart vers les hauteurs. Les lacets se succèdent mais Luigi, un Milanais, ne saurait dire où nous allons. Quand, au bout du chemin, les voitures entrent en trombe dans la cour d’une grande ferme et s’y garent côte à côte, des gens surpris ouvrent des fenêtres, sortent sur les seuils en tenue de travail. Personne n’a été prévenu (il n’y avait pas d’iPhone du temps de Tito...) Le patron, patriarche corpulent en salopette, coiffé d’un vieux galure, connait à peu près tout le monde. Petit à petit des parents, des employés se joignent à lui, bien que la maitresse de maison cache mal qu’elle se serait bien passée du dérangement. On débarrasse de grandes tables devant la maison, on aligne des bancs, on sort des verres, des olives, des salami, des gressini. On me souffle que nous sommes là au cœur des meilleurs crus. L’hôte, tout en parlant vendanges, vinification et, à bon entendeur, subventions qui tardent, fait déboucher les bouteilles dans un ordre savant. On passe posément d’un pinot jaune paille à un rosso rouge grenat, puis d’un blanc orangé à un rosé moelleux et fruité. Les connaisseurs accompagnent chaque nouveau verre d’appréciations inspirées. Sur un signe du patron une jeune caviste a préparé un carton dont elle me montre le contenu avant de serrer la boucle de corde qui me servira de poignée : quatre bouteilles différentes, identifiées au stylo bille sur des étiquettes d’écolier.

Le jour baisse, il est temps de regagner la gare de Udine. Ce n’est pas tout près... Le convoi fait au plus vite mais, à l’entrée des faubourgs, la voiture de tête s’arrête et le meneur du groupe en descend. Le doigt sur le cadran de sa montre il constate que, le train partant dans trois minutes, je ne l’aurai pas. N’insistons pas... Frappons plutôt, du heurtoir, à cette grande porte cochère devant laquelle nous nous sommes arrêtés. Elle s’ouvre sur un autre cellier, vaste et sombre. Ses propriétaires, bien que pris de court eux aussi, se mettent immédiatement en quatre pour accueillir ces messieurs influents. L’éclairage caresse maintenant le bois blond de la charpente et de ses poteaux massifs ; d’énormes tonneaux bruns sont alignés sur de grosses poutres de chêne. Il y fait bon... Assis entre les futs, nous grignotons des galettes de polenta, des petites tranches de speck, des toasts de tapenade, des lamelles de prosciutto. Nous goutons un à un les vins de la maison, issus de vignobles cette fois plus proches de la côte et de cépages différents mais tout aussi plaisants... On me cite des noms, que je ne retiendrai pas. Tout à ces saveurs et à ces odeurs, bercé par le babillage dont je ne comprends mot, je me sens bien...

Mais, soudain, il faut se secouer, remercier, dire rapidement ciao à ceux qui rentrent chez eux, se faire déposer à la gare, monter dans le train avec Luigi car, finalement, nous allons à Milan. Je ne sais trop l’heure qu’il est, ni s’il y a des changements. Cela prend des plombes, où je somnole. Luigi m’abandonne au bas du grand escalier de la gare centrale, déserte, avec mon attaché-case et le carton dont la corde me cisaille les doigts. Luigi m’a recommandé de prendre le premier train qui passerait par la Suisse car on annonce une grève des chemins de fer ce matin. J’entrevois un grand lac, puis des tunnels, le Jura... Je retrouve la voiture au parking de la Gare de Lyon. Je rentre chez moi où l’on s’inquiétait d’être sans nouvelles (il n’y avait pas d’iPhone du temps de Tito...) Je range les bouteilles. Le lendemain, au bureau, on s’étonne que j’aie été absent si longtemps : ‘’Quoi, deux jours pour un mur de cinquante mètres carrés ?? Et en wagon-lit !..’’

 

Epilogue

Le petit mur fut commandé et construit. Mais ce ne fut, pour cette application, qu’un prototype sans lendemain. Si ce n’est qu’à peine terminé il résista (bien sûr !) aux séismes de 1976, ce qui lui valut une petite place dans les annales...