20 janvier 2021

N° 254 - Pub !


J'ai entendu à la radio que le match que Toulouse devait jouer samedi dernier à Exeter et que je m'étais promis de suivre à la télé a été reporté à cause du variant anglais. J'en connais plus d'un, en fait j'en connais trois qui (s'ils lisent encore mes billets...) vont être ébahis par cette passion soudaine pour la coupe d'Europe de rugby... un jeu dont ils ont renoncé depuis longtemps à m'expliquer les règles. J'espérais en fait que le reportage, avant de se focaliser sur le match, me donnerait l'occasion de revoir Exeter. Et de raviver le souvenir d'un aller-retour d'une journée, vieux de quarante ans...

Je me suis levé tôt pour gagner Le Bourget et prendre place dans un bimoteur à hélices d'une dizaine de sièges. Exeter, dont je ne sais rien, ne doit donc pas être une bien grande ville. Le zinc vole pas très haut, mais longtemps, au-dessus d'une mer grisâtre. Exeter n'est donc pas juste en face, comme Douvres. Un black cab me mène du terrain d'aviation, comme on dit, jusqu'en ville par une petite route sinueuse, presque un chemin creux. Les pancartes des carrefours donnent la direction de Cornwall, autant dire leur Finistère. 

Je suis accueilli dans des bureaux neufs et clairs par deux solides gaillards décontractés, col ouvert et teint hâlé, une paire de costauds aux gabarits de deuxième ligne : les deux associés d'un petit bureau d'études longtemps basé en Rhodésie qu'ils se sont résignés à rapatrier en Angleterre, mais côté sud et le plus loin possible du Greater London. Ils travaillent sur un projet d'usine de pâte à papier en Tanzanie qui suppose d'ouvrir des kilomètres de routes forestières en montagne. Il y faudrait pas mal de murs de soutènement et c'est pour ça que je suis là. Nous déplions des plans, comparons des tracés, parcourons des planches de profils en long et en travers, repérons les tronçons où il y aurait des choses à faire. Nous consultons les sondages, les études de sol. L'heure tourne... 

"Hey guys, aren't you hungry" ? Je ne dis pas non : le petit déj que j'ai expédié à l'aube est loin... Les deux colosses et moi marchons trois minutes et débouchons devant la cathédrale : une surprise, un bijou gothique flanqué d'une grosse tour normande, posé en biais sur une large pelouse. Et, autour, des façades à pan de bois, des encorbellements, des bow-windows à tout petits carreaux. 

Nous pénétrons dans un pub où tout, depuis la façade aux poutres de bois sombre, a une touche médiévale. Mes deux bodyguards m'entrainent vers le comptoir où je me laisse tenter par une bière. Le barman actionne ses leviers de bronze et nous sert trois grandes pintes de strong bitter ale dorée. Nous buvons à bonnes lampées. Les deux malabars me racontent des histoires de safari, me demandent ce que je connais de l'Afrique ; c'est sympa... Quand ils commandent une deuxième pinte, j'essaie de décliner : "It's too much for me"... Ils insistent : "You can't refuse, Peter, indulge yourself" ! Deux pintes, ça va chercher dans les un litre, un litre et demi, non ? Je n'ai pas leur coffre, moi ! Mais va pour deux pintes... Les choses s'embrouillent un peu, mais il fait bon dans ce pub, qui sent le bois, le cuir, le whisky... "Now, let's have lunch" ! Ca, ça n'est pas de refus. Les deux balèzes se concertent sur le menu. Le barman pose bientôt une soucoupe devant chacun de nous, sur le comptoir. Il y sert une espèce de croquette, ovale comme une madeleine. Disons un genre de pudding, un agrégat de miettes de viande, de grains de céréales ou de riz brun, de bribes de légumes et de pickles. En tout cas, faute de couverts, ça parait assez compact pour être pris entre deux doigts. Alors, en attendant que le serveur prépare l'une des tables basses entourées de fauteuils (où il ne sera pas facile de manger sans se tacher...) prenons ça pour un premier hors d'œuvre, un amuse-gueule. Mes deux armoires à glace n'en font qu'une bouchée. J'en fais deux, par précaution. 

"One more beer, Pete" ? / "Oh no, thanks" ! / "Then, back to work" ? Et... nous retournons au bureau ! Quoi, c'était ça le lunch ? Mais de quoi nourrissent-ils donc leur carcasse, ces deux foutus hercules ? Comment parviennent-ils à subsister ne serait-ce qu'une journée ? Après un tour aux toilets (dites, deux pintes...) il reste à parler appel d'offres, acheminement du matériel, assistance technique, faire un rouleau des plans qu'on n'a pas le temps de plier, et filer : "See you" ! 

Dans la petite aérogare il faut se peser avant d'obtenir sa carte d'embarquement, histoire sans doute de bien équilibrer l'appareil. Je me retiens de dire à l'hôtesse : "Je suis moins lourd que ce matin". Le mauvais temps sur la Manche chahute le coucou, aussi le pilote rappelle aux passagers que des sacs en papier sont à leur disposition. Je me demande vraiment ce que je pourrais en faire... Tout à l'heure il faudra retrouver la voiture, ronger son frein sur l'autoroute et la N12, et espérer qu'on m'aura gardé un petit quelque chose pour diner... 



P.S. Quand les rouge et noir de Toulouse pourront enfin aller jouer à Exeter, qu'ils n'oublient pas d'emporter quelques boites de cassoulet...




4 commentaires:

  1. Un petit mot reçu d'un vieil ami qui connait la Rhodésie, le rugby et la bière :

    Excellent, Pierre ! Ca m'a rappelé le bon vieux temps où nous habitions en Rhodésie (3 ans) et où je jouais au rugby avec les Old Hararians (talonneur). De temps en temps quelques soldats Sud Africains venaient se détendre à Salisbury après leur tour de casse pipe sur la frontière avec la Zambie - à lutter contre les sbires de Mugabe - et demandaient à mon club de leur fournir une équipe pour un bon match de rugby. Je demandais alors à mon patron de l'époque la permission de délaisser un moment mes fonctions de contrôleur de gestion pour aller les rencontrer. Permission toujours accordée et j’ai été ainsi à plusieurs reprises amené à jouer contre des monstres qui faisaient 30 cm et 40 kg de plus que moi. Tout cela se finissait par des tournées de pintes de bières au club house et je n'étais, hélas, pas en état de reprendre mes fonctions avant le lendemain. Merci de me faire revivre ces moments où nous n'étions pas confinés.

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  2. Très beau récit montrant que la maîtrise du français est toujours possible, si l'on ose peiner assez.

    Un grand bonjour à toi Pierre.

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    1. Ca, alors ! Raùl ! Quelle incroyable surprise, ce grand bonjour depuis le Mexique... Comment as-tu pu découvrir ce modeste blog ? Et qu'es-tu devenu depuis tes quelques mois de stage, à la sortie de l'Ecole, il y a déjà presque trente ans ?...

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