Il arrive aux gens de mon âge,
qui voient peu à peu leurs rangs s'éclaircir, de ressentir un petit coup de
blues et de tourner leur regard vers les tombes et les épitaphes.
C'est moins drôle... Ne m'en veuillez pas : ça va passer.
J'entends
à la radio égrener, un à un, les noms des victimes du Bataclan. Il y a quelques
jours on se souvenait des millions de morts de la grande guerre. Novembre est le
mois du deuil... J'entends aussi qu'un journal allemand vient de publier, sur
48 pages, une liste de 33293 migrants morts en essayant de gagner l'Europe. Noyés
pour la plupart, après que les barcasses sur lesquelles on les avait entassés
aient chaviré au premier roulis, ou se soient dégonflées comme des baudruches. Fuyant
la guerre civile, la peur ou la misère, puis, au seuil du mirage, victimes de
la rapacité des passeurs. De la plupart on ne connait que les circonstances du
décès, mais ni le nom ni l'histoire : sur son mémorial de papier Der
Tagesspiegel n'a souvent pu inscrire que "N.N." *.
Nous
avons tous, un jour, été saisis d'effroi devant l'un de ces murs où des milliers,
souvent des dizaines de milliers de noms, ou plus encore, sont moulés dans le
bronze, peints sur l'enduit, gravés dans le marbre, la pierre blonde ou le
granit noir : au mémorial du Vietnam à Washington, au Yad Vashem de Jérusalem, au
Ground Zero de New York, à la Synagogue Pinkas de Prague, et tant d'autres... Des
murs devant lesquels on s'attarde, sans imaginer pouvoir tout lire. Certains viennent
là pour retrouver la trace d'un parent, d'une amie, d'une connaissance. A
Washington les rangers leur proposent une petite feuille de papier, un crayon
gras et un escabeau pour en garder une empreinte estampée. Les autres, instinctivement, vont à
la recherche de ceux ou celles qui portaient leur propre nom.
On reconnait
toujours au moins un nom sur le monument aux morts de son bourg ou de son
village (l'un de ces cénotaphes dont, ces jours-ci, le film "Au revoir là-haut"
nous raconte l'histoire à sa façon).

Je passais devant chaque jour dans les années 50... Sans avoir jamais lu tous ces noms, j'avais quand même remarqué qu'un Segrestin y figurait. Quelqu'un dont personne ne savait rien, alors que tous les Segrestin, t-i-n, de la région ne pouvaient qu'appartenir à ma famille, dont on disait que j'étais le premier à aller au lycée... Qui plus est, un Segrestin sans prénom, à peu près seul dans ce cas sur le mémorial ! Pouvait-il s'agir de... moi, ou de l'un de mes frères, inscrit là à l'avance, dans l'attente de la prochaine ? Plutôt, sans doute, de quelque cousin très éloigné, renié peut-être, non identifié en tout cas. D'un déporté, résistant, ou soldat presque inconnu dont la guerre avait pris jusqu'au prénom. Mais que je n'ai pas oublié...
* N.N. = nomen nescio (je ne connais pas le nom).
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