14 novembre 2017

N°192 - Novembre



Il arrive aux gens de mon âge, qui voient peu à peu leurs rangs s'éclaircir, de ressentir un petit coup de blues et de tourner leur regard vers les tombes et les épitaphes. C'est moins drôle... Ne m'en veuillez pas : ça va passer.


J'entends à la radio égrener, un à un, les noms des victimes du Bataclan. Il y a quelques jours on se souvenait des millions de morts de la grande guerre. Novembre est le mois du deuil... J'entends aussi qu'un journal allemand vient de publier, sur 48 pages, une liste de 33293 migrants morts en essayant de gagner l'Europe. Noyés pour la plupart, après que les barcasses sur lesquelles on les avait entassés aient chaviré au premier roulis, ou se soient dégonflées comme des baudruches. Fuyant la guerre civile, la peur ou la misère, puis, au seuil du mirage, victimes de la rapacité des passeurs. De la plupart on ne connait que les circonstances du décès, mais ni le nom ni l'histoire : sur son mémorial de papier Der Tagesspiegel n'a souvent pu inscrire que "N.N." *.

Nous avons tous, un jour, été saisis d'effroi devant l'un de ces murs où des milliers, souvent des dizaines de milliers de noms, ou plus encore, sont moulés dans le bronze, peints sur l'enduit, gravés dans le marbre, la pierre blonde ou le granit noir : au mémorial du Vietnam à Washington, au Yad Vashem de Jérusalem, au Ground Zero de New York, à la Synagogue Pinkas de Prague, et tant d'autres... Des murs devant lesquels on s'attarde, sans imaginer pouvoir tout lire. Certains viennent là pour retrouver la trace d'un parent, d'une amie, d'une connaissance. A Washington les rangers leur proposent une petite feuille de papier, un crayon gras et un escabeau pour en garder une empreinte estampée. Les autres, instinctivement, vont à la recherche de ceux ou celles qui portaient leur propre nom.

On reconnait toujours au moins un nom sur le monument aux morts de son bourg ou de son village (l'un de ces cénotaphes dont, ces jours-ci, le film "Au revoir là-haut" nous raconte l'histoire à sa façon).

Le lycée Corneille de Rouen a, lui aussi, son monument aux anciens élèves morts pour la France : une stèle de marbre en bas-relief, placée contre le mur de la galerie d'entrée, face aux portes vitrées de la cour d'honneur et à la statue du grand homme. Surmontée d'un gisant veillé par une femme voilée la dalle porte les noms et prénoms de près de trois cent poilus. Deux plaques plus petites ont été ajoutées de part et d'autre pour ceux de 39-45.
Je passais devant chaque jour dans les années 50... Sans avoir jamais lu tous ces noms, j'avais quand même remarqué qu'un Segrestin y figurait. Quelqu'un dont personne ne savait rien, alors que tous les Segrestin, t-i-n, de la région ne pouvaient qu'appartenir à ma famille, dont on disait que j'étais le premier à aller au lycée... Qui plus est, un Segrestin sans prénom, à peu près seul dans ce cas sur le mémorial ! Pouvait-il s'agir de... moi, ou de l'un de mes frères, inscrit là à l'avance, dans l'attente de la prochaine ? Plutôt, sans doute, de quelque cousin très éloigné, renié peut-être, non identifié en tout cas. D'un déporté, résistant, ou soldat presque inconnu dont la guerre avait pris jusqu'au prénom. Mais que je n'ai pas oublié... 




* N.N. = nomen nescio (je ne connais pas le nom).


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