9 novembre 2019

N° 228 - Deux mots sur le mur


Tout le monde parle ou va parler aujourd'hui du mur de Berlin. Alors, pourquoi pas ici ? Mais disons que c'est un billet hors-série, sans humeur ni humour... Juste deux souvenirs. N'est-ce pas ce qu'on attend plus ou moins des gens de mon âge : qu'ils racontent les souvenirs qui les ont marqués, quitte à radoter un peu... tant qu'il en est encore temps ?


Quand le mur est tombé, il y a trente ans, j'étais à Tokyo pour la semaine. Comme à peu près chaque année j'y animais un petit séminaire des ingénieurs de la branche japonaise de ma boite. Du fait du décalage horaire j'appris la nouvelle en direct (sans doute par CNN, pas à la radio...) le 10 novembre au réveil.
Sitôt ma petite classe installée et les "ohayô, ohayô gozaimasu" d'usage échangés, j'éprouvai le besoin de leur dire avant de commencer : "Vous ne le savez peut-être pas encore, le mur de Berlin est tombé !" Mon émotion était certainement inhabituelle, mon ton même un peu solennel. Je ne sais comment l'interprète l'exprima. En tout cas personne, absolument personne, ne réagit : pas un hochement de tête, pas un "heee", pas un "ussooo !"
Ma déclaration tomba complètement à plat. Un flop ! Aussi nous passâmes à l'ordre du jour. Au Japon, on ne s'affranchit pas comme ça de l'ordre du jour. Il n'y avait évidemment aucun sujet de géopolitique à notre agenda...
Je me suis dit après coup qu'il aurait pu y avoir un malentendu. Nous étions en effet réunis pour parler de notre spécialité, de nos réalisations. Or il s'agissait surtout de grands murs de soutènement. Les mots de l'interprète auraient-ils pu leur laisser penser qu'un ouvrage s'était effondré ? Mais tous auraient alors montré leur stupeur et attendu des détails.
En fait tous ces jeunes gens étaient nés après la guerre. Celle du Japon s'était déroulée en Asie. Ils ne savaient probablement pas grand-chose de ce qui s'était passé en Europe. Et, le Japon s'étant rangé du mauvais côté, tout ce qui risquait de ramener au souvenir de cette époque était peut-être encore tabou ?
Je ne saurai donc jamais si le mur de Berlin n'évoquait rien pour eux. Mais, après tout, que savais-je, moi, de... la situation aux Kouriles, par exemple ?

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Six ans avant qu'il ne cède j'avais eu l'occasion de voir le barrage qui séparait les deux Allemagnes. C'était lors d'un voyage à Geesthacht, notre ville jumelle, près de Hambourg. Nos hôtes nous avaient emmenés voir le "rideau de fer". Au retour j'avais confié ces lignes au bulletin du comité de jumelage.

Die Grenze, la frontière.

Elle est toute proche de Geesthacht, vingt kilomètres à peine, guère plus de trois villages à traverser. Des villages aux larges granges ventrues, tout en briques et colombages ; aux pointes des pignons, comme de petites antennes sur de gros scarabées, deux têtes de cheval stylisées s'entrecroisent.

La frontière, bientôt atteinte, c'est le terme de l'excursion. C'est elle que nos amis de Geesthacht tiennent surtout à nous montrer. Dans la forêt de pins et de bouleaux, une large saignée se coule jusqu'à l'horizon, silencieuse comme un fleuve. Une alternance de hautes clôtures hérissées, de pistes rectilignes, de tranchées bétonnées, de labours fraichement ratissés jalonnés de tours de guet. C'est la frontière, le bout du pays, le "finis-terre". On ne va pas plus loin.

Voilà ce que nos Geesthachters voudraient nous voir comprendre, anxieux de nous faire sentir qu'il s'agit là de leur vie de tous les jours ; voilà ce qu'ils nous expliquent, émus, dans la forêt où le soir tombe : ils habitent au bout du monde. Moins heureux que les Savoyards, ils vivent comme au pied d'une chaine de montagne que ne franchirait aucun col. Moins heureux que les Bretons, ils demeurent au rivage d'une mer sans iles, sans voiliers ni navires.

Aux dimanches de printemps quand il nous prend, à nous, l'envie de faire un tour, le pique-nique est déjà dans le coffre de la voiture que nous n'avons pas encore décidé de la direction à prendre. On hésite entre le château de Chantilly au nord et celui d'Anet à l'ouest. On balance entre la forêt de Fontainebleau vers l'est et celle de Rambouillet, plein sud. Aux dimanches de printemps, à Geesthacht, on n'a pas le choix. Si l'on ne reste pas chez soi, on va vers l'ouest. Ou alors on longe la frontière. Die Grenze, la frontière allemande-allemande.
De l'autre côté (les deux tiers des habitants de Geesthacht y ont de la famille) de l'autre côté on a des frères, des oncles qu'on aimait bien, de jeunes cousines qui ont dû grandir. Mais on n'ira pas les surprendre à l'heure du dessert. Elles ne viendront pas non plus, à l'improviste, présenter leur fiancé.

La frontière... Ailleurs c'est une limite qu'on s'amuse quelquefois à franchir rien que pour le plaisir, rien que pour le dépaysement. Pour reconnaître, à des riens, qu'on a en quelques centaines de mètres changé de décor. Pour s'exercer, laborieusement, à convertir les prix lus dans les vitrines, mettre un point d'honneur à s'expliquer avec la vendeuse, dans sa langue, jusqu'au fou rire. Et puis gagner cent sous sur un article dont on n'avait pas vraiment besoin.
Dans tous les comités de jumelage du monde on a un faible pour les frontières. On s'ingénie à les traverser le plus souvent possible, dans tous les sens, sous le moindre prétexte. Elles sont des portes ouvertes vers d'autres peuples vivant sous d'autres lois ; ouvertes sur d'autres traditions, d'autres cultures, d'autres richesses à découvrir et partager. Au comité de jumelage de Geesthacht, comme chez tous les autres, on adore les frontières ; les vraies. Mais pas la frontière allemande-allemande.                                                                (4/10/1983)

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Le barrage qui séparait l'est de l'ouest est tombé il y a trente ans. On en a dressé depuis, un peu partout, beaucoup d'autres : en Cisjordanie, à Chypre, à Ceuta et Melilla, à Calais, de San Diego à El Paso, en Hongrie... La plupart, cette fois, entre le sud et le nord.



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