J'entends à la radio
qu'il sera peut-être possible, dans quelque temps, de se faire tester. Je ne
sais trop quelle en sera l'utilité, à mon âge. Mais l'idée qu'on m'introduise
pour cela, jusqu'au fond du nez, un long écouvillon, même souple, ne m'emballe
pas...
Ce mot m'a ramené
des années en arrière, il y a soixante-dix ans, et même plus... Il m'a fait
revenir à Brionne, un gros bourg de l'Eure, dominé par les restes d'un donjon féodal.
L'épicerie de mon grand-père - épicerie fine, précisait l'enseigne - était
située à l'angle de la Grand-Rue et de la place où, à l'époque, la mairie
occupait l'étage de la halle. J'y passais chaque année quelques jours de
vacances, avec un ou deux de mes frères et sœur.
Nous étions heureux et très fiers
d'aider au service. Grand-Mère nous laissait, à l'ouverture, emplir les pots à
lait des clients, en puisant dans les brocs que le laitier avait déposés sur le
trottoir, à son heure ; puis trôner à la caisse de chêne ciré et rendre la monnaie
; ou pomper à bras le cidre, depuis le fût entreposé au sous-sol ; ou même,
pour les plus habiles, actionner à pleine motte le fameux fil à couper le
beurre.
Il arrivait que notre
grand-père mobilisât les plus grands pour une opération d'une autre ampleur :
mettre le vin en bouteille. On gagnait pour cela l'arrière des immeubles de la
Grand-Rue, où des buanderies, des appentis de bric et de broc faisaient face à une
vieille chapelle gothique désaffectée. Un passage menait jusqu'au lavoir du
bord de la Risle où, à l'occasion, nous aidions la tante Cécile à battre le
linge. Une grille donnait sur un jardin un peu à l'abandon. L'entrepôt de Grand-Père
le partageait avec une modeste bibliothèque de prêt. C'était une longue et
haute bâtisse sans autre ouverture que le portail, aux murs blanchis, où de grands
tonneaux sombres étaient alignés, posés sur des chantiers de bois en berceau.
Ca sentait la cave, la forêt d'automne, et le vin sans doute.
Des dizaines de
bouteilles vides nous attendaient en rangs serrés. Le remplissage, c'était
l'affaire de Grand-Père. Pour cela il n'ouvrait pas la champleure : il grimpait
sur la poutre du chantier, faisait sauter la bonde du tonneau et plongeait dans
ses entrailles un long et fin tube de caoutchouc. Il amorçait en aspirant un
bon coup, laissait couler le pinard dans la bouteille, puis pinçait l'extrémité
du tuyau et passait à la suivante. Parfois il fallait réamorcer et Grand-Mère
soupçonnerait le soir un peu trop de fausses manœuvres... Nous étions préposés
au bouchage. Les bouchons flottaient dans un seau d'eau pour que le liège s'assouplisse.
Une fois la bouteille bien centrée sur la lourde boucheuse en fonte il fallait
abaisser le levier fermement. Puis on passait à l'étiquetage, avec un petit
pinceau de colle. J'avoue que je ne sais même pas d'où venaient les vins
auxquels nous prodiguions tous ces soins, de quelles régions, de quels
cépages...
Mais avant d'en
arriver là il avait fallu préparer les bouteilles. Cela se passait dans la
buanderie, à l'angle du chemin du lavoir. Les bouteilles propres séchaient sur
un grand égouttoir hérisson, le culot en l'air. Les autres baignaient dans
l'eau chaude et la lessive de la cuve d'angle maçonnée sous laquelle brûlait un
feu de bois. Une fois sortie de là on amenait la bouteille tête en bas au-dessus
d'un appareil fixé sur le bord d'un baquet. Il y avait une gerbe de fils de
laiton qu'il fallait serrer pour les faire entrer par le goulot. Ils sortaient
d'un tube d'où giclait de l'eau quand on tournait la manivelle, en même temps
que les fils de laiton s'épanouissaient sous l'effet de la force centrifuge et
finissaient de nettoyer le verre.
Mais de grâce que personne ne mette mes souvenirs d'enfance
sous les yeux de Donald Trump. Il y trouverait des idées pour ramoner les
bronches de ses conseillers-santé...
Le décor et l'ambiance que tu plantes, cher Pierre, feront remonter bien des souvenirs à ceux qui ont vécu cette époque ! Merci pour ce petit voyage dans un autre monde, du temps où les bouteilles de vin ne portaient pas encore de code-barre, et où les enfants allaient chercher le lait (non pasteurisé, non écrémé, non homogénéisé, non réfrigéré...) à l'épicerie ou à la ferme dans de petits pots en fer blanc.
RépondreSupprimerJe suis heureux de contribuer à faire revivre un peu le "bon vieux temps"... mais frustré de ne pas deviner à quelle lectrice ou quel lecteur "unknown" je m'adresse... Le fonctionnement des commentaires est décidément surprenant...
SupprimerEnfin un peu de notre histoire...autre que les incompréhensibles "ane" "Rachel" etc.
RépondreSupprimerAjouté à celà une leçon de choses comme on disait à l'époque...Merci !
Ca, c'est incompréhensible pour ceux qui ne sont pas de la famille et n'ont pas eu le privilège de passer quelques étés chez le Ti'José, à Canouville, dans le Pays de Caux cette fois !...
SupprimerMais ce pourrait être un bon sujet pour une future évocation du bon vieux temps...
J'enrage d'être le seul à réussir à publier ici un commentaire... Alors, faute de mieux, je recopie les messages, amicaux et touchants que j'ai déjà reçus par mail.
RépondreSupprimer"C’est une bonne description de nos activités que j’ai connues en 1945. Nous voyions arriver un tonneau de 60 l de vin d’Algérie Sénéclauze qu’on vidait dans la bouteille au fur et à mesure de la consommation familiale et des invités. Mais la grande cérémonie, c’était l’abattage du cochon qui faisait vraiment beaucoup de bruit pour mourir. Et après, il fallait faire le dépeçage, le boudin et les conserves. Il y avait aussi la grande toilette des enfants dans une bassine.Bref, c’était l’antiquité ! Et j’apprécie beaucoup ton mail". FP
"Je crois que raconter ce type de souvenirs est obligatoire pour les grands-pères. C'est une oeuvre de salubrité publique, et personnelle. Nous te remercions de ceux-ci car ils sont parfaitement racontés et imagés. De plus, ils provoquent immédiatement une remontée des nôtres : mes grands-pères étaient maçon (j'ai monté dans les étages des seaux de mortier) et charbonnier (j'ai pesé le charbon pour emplir des sacs). Alors des souvenirs....
Devant un avenir incertain, c'est aussi un réflexe normal d'évoquer le passé, si possible dans ses moments heureux. Par exemple, ma nièce vient de retrouver des photos de mon quartier lorsque j'avais environ 10 ans. Immédiatement des films se sont mis en place et j'ai revu tout l'environnement qui a contribué en partie à ce que je suis aujourd'hui. Super !
Longues vies à nos madeleines de Brionne et d'ailleurs". PM
"Je lis, chaque fois avec un grand intérêt, les courriels que tu envoies. Ce fut le cas, récemment, tout particulièrement de celui concernant Brassens. Brassens est le chanteur que j'aime le mieux. Pas le seul mais le plus apprécié. J'ai eu l'occasion de le rencontrer et de discuter avec lui, longtemps avant sa mort, à Crespières où il avait une résidence secondaire alors que moi, j'habitais Feucherolles, une commune voisine.
Merci beaucoup pour tout ce que tu envoies , c'est très appréciable". RC
"Tu viens de sortir de ma mémoire ce cérémonial et ses ustensiles que j’ai vu utilisés par mon grand-père maternel pour mettre en bouteilles la barrique de pinard annuelle livrée par la SNCF. Le hérisson a servi jusque tard pour préparer les bouteilles pour le passage programmé du bouilleur de cru sur la place du champ de foire (gnôle de cerises). Merci, tu écris trop bien". AT
Mes vieux souvenirs m'ont valu un flot inhabituel de messages de lecteurs de ma génération, qui ont eu envie de partager les leurs. Je les copie ici, sans faire de jaloux. Un grand merci à tous !
RépondreSupprimer"Il est toujours agréable de te lire. Tes textes sont drôles, instructifs aussi. Pour ma part, j'ai un faible pour ceux empreints de nostalgie comme celui-ci... de bonne nostalgie comme l'est la tienne". CL
"Ton dernier "Mots parallèles", fouillé, détaillé, précis et savoureux comme d'habitude, me laisse pantois d'admiration sur tes capacités mémorielles. Et inévitablement resurgissent en moi des bribes de la même époque. C'était entre les années 1946 et 47, à Attichy. Ma grand-mère m'avait conduit chez ses parents. Et mon arrière-grand-père m'avait emmené pêcher dans un étang des environs, dans l'eau duquel nous avions trouvé tout un stock de munitions récemment immergées. Mon arrière-grand-père nous a quittés l'année suivante mais son évocation, ou celle de la pêche, me renvoyaient toujours à cette découverte de l'immédiat après-guerre et à la question : "D'où provenait ce stock, qui, ami ou ennemi, s'en était débarrassé, dans quel but etc." J'avais 6 ou 7 ans ; l'aventure, quoi ! Mais de l'eau a coulé sous les ponts depuis et l'ennemi de jadis est devenu l'amie"... JJ
"Merci pour ce témoignage d’un autre temps. L’appareil à bouteille s’appelle un if. Très utilisé dans les mots croisés !" BS
"Ah mon grand je t'envie furieusement d'avoir vécu et engrangé de tels souvenirs qui nous font nous enraciner profondément. Personnellement à 10 ans j'ai perdu la seule grand-mère que j'avais (les autres grands-parents étant décédés avant ma naissance) et comme mes parents étaient enfants uniques, point de tontons, tatas ou cousins non plus. Et ça m'a toujours manqué beaucoup... Rends-toi compte : il y a qqs années j'avais tenté de réaliser un petit arbre généalogique pour les enfants. Piètre projet puisque je ne connaissais même pas le prénom de mon grand-père paternel !" LM