L’actualité est depuis un bon moment tellement déprimante,
inquiétante et même effrayante que je préfère tourner la page de 2023 sur de
vieux souvenirs. Ce qui suit remonte à il y a déjà bien longtemps mais cela reste
pourtant, j’en suis étonné, assez précis dans ma mémoire...
Le lavabo à robinets dorés de la cabine acajou du
wagon-lit est parfait pour un brin de toilette. Nous approchons de Mestre. Le
steward qui remporte le plateau du petit-déjeuner m’explique la demi-heure de
retard : cette nuit des malfrats ont tenté de forcer des compartiments !
Je ne me suis rendu compte de rien, je n’ai donc pas trop mal dormi.
Le petit matin de février est humide, frisquet, brouillardeux.
Je traverse l’esplanade dallée qui sépare la gare de l’embarcadère. Un
bateau-taxi m’emmène vers la place Saint-Marc. Le rio dans lequel il s’est
engagé débouche sur le Grand Canal. Des façades de dentelle gothique sortent de
l’eau grise, la brume estompe les colonnades des palais de marbre, il n’y a pas
grand monde devant celui des Doges et les mosaïques d’or des coupoles de la basilique
ne scintillent que pour moi. Le dédale des ruelles me conduit au Rialto d’où le vaporetto
me ramène à Santa Lucia. Là, je me jure de revenir à Venise, le plus tôt possible
!
Le train pour Udine est à quai. J’y trouve ma place et notre
agent italien dont je fais connaissance : Luigi, enrôlé depuis peu et pas trop
féru de technique, n’en sait guère plus que moi sur l’objet du rendez-vous.
Heureusement, il parle français.
Tout un groupe nous attend dans la gare de Udine. Je serre
des mains : je comprends qu’il y a là des huiles du ministère de l’agriculture,
d’autres des eaux et forêts, des ingénieurs, en chef, en second, des
responsables provinciaux, des directeurs, des adjoints, des chauffeurs. Le
convoi de quatre voitures quitte Udine et prend la route de plus en plus
sinueuse des collines.
Nous nous élevons bientôt dans un paysage de vignobles, à
perte de vue. Nous nous arrêtons enfin près d’une grosse bâtisse qui domine le
coteau. Je serre la main du viticulteur, de ses fils, de ses voisins. Buon
giorno, ben venuto... Nous descendons de quelques pas entre les rangs de ceps
en terrasses, jusqu’à une restanque de pierres sèches plus ou moins effondrée.
Ils sont curieux de savoir si l’on pourrait la reconstruire avec notre procédé,
sur une trentaine de mètres et un à deux de haut. Ce n’est pas, loin de là,
l’affaire du siècle, ni vraiment bien adapté, mais je concède que cela serait
faisable (après tout je suis venu pour ça). Quelqu’un me promet un relevé du
terrain.
Le chai de la maison est grand ouvert et le vigneron a
dressé des tables devant les futs. Nous ne saurions repartir sans gouter son
vin du Frioul, son blanc sec et corsé, son rouge frais, et trinquer tous
ensemble. Les rasades sont généreuses : saluti ! On finit quand même par
reprendre les voitures : il est question de déjeuner. Le convoi s’arrête
un instant sur la crête pour admirer le panorama et me montrer, juste au-delà
de la première ligne de collines, la Yougoslavie du Maréchal Tito. Ce n’est
plus l’Europe... La caravane dévale bon train, enchaine les épingles à cheveux
jusqu’au fond de la vallée, jusqu’à une auberge, un grand chalet aux façades peintes
de motifs de chasse et de forêt. Nous formons une longue tablée, il y a du
gibier au menu, en abondance. Le directeur régional des vignobles choisit
lui-même les bouteilles qui le mettront en valeur. Les conversations, de plus
en plus animées, se croisent au-dessus de ma tête. Entre ristretto et grappa je
devine qu’on se met d’accord sur un détour.
Le convoi se reforme et repart vers les hauteurs. Les lacets
se succèdent mais Luigi, un Milanais, ne saurait dire où nous allons. Quand, au
bout du chemin, les voitures entrent en trombe dans la cour d’une grande ferme
et s’y garent côte à côte, des gens surpris ouvrent des fenêtres, sortent sur
les seuils en tenue de travail. Personne n’a été prévenu (il n’y avait pas
d’iPhone du temps de Tito...) Le patron, patriarche corpulent en salopette, coiffé
d’un vieux galure, connait à peu près tout le monde. Petit à petit des parents,
des employés se joignent à lui, bien que la maitresse de maison cache mal
qu’elle se serait bien passée du dérangement. On débarrasse de grandes tables
devant la maison, on aligne des bancs, on sort des verres, des olives, des
salami, des gressini. On me souffle que nous sommes là au cœur des meilleurs
crus. L’hôte, tout en parlant vendanges, vinification et, à bon entendeur, subventions
qui tardent, fait déboucher les bouteilles dans un ordre savant. On passe posément
d’un pinot jaune paille à un rosso rouge grenat, puis d’un blanc orangé à un
rosé moelleux et fruité. Les connaisseurs accompagnent chaque nouveau verre d’appréciations
inspirées. Sur un signe du patron une jeune caviste a préparé un carton dont elle
me montre le contenu avant de serrer la boucle de corde qui me servira de
poignée : quatre bouteilles différentes, identifiées au stylo bille sur
des étiquettes d’écolier.
Le jour baisse, il est temps de regagner la gare de Udine. Ce
n’est pas tout près... Le convoi fait au plus vite mais, à l’entrée des
faubourgs, la voiture de tête s’arrête et le meneur du groupe en descend. Le
doigt sur le cadran de sa montre il constate que, le train partant dans trois
minutes, je ne l’aurai pas. N’insistons pas... Frappons plutôt, du heurtoir, à cette
grande porte cochère devant laquelle nous nous sommes arrêtés. Elle s’ouvre sur
un autre cellier, vaste et sombre. Ses propriétaires, bien que pris de court
eux aussi, se mettent immédiatement en quatre pour accueillir ces messieurs
influents. L’éclairage caresse maintenant le bois blond de la charpente et de ses
poteaux massifs ; d’énormes tonneaux bruns sont alignés sur de grosses
poutres de chêne. Il y fait bon... Assis entre les futs, nous grignotons des
galettes de polenta, des petites tranches de speck, des toasts de tapenade, des
lamelles de prosciutto. Nous goutons un à un les vins de la maison, issus de
vignobles cette fois plus proches de la côte et de cépages différents mais tout
aussi plaisants... On me cite des noms, que je ne retiendrai pas. Tout à ces
saveurs et à ces odeurs, bercé par le babillage dont je ne comprends mot, je me
sens bien...
Mais, soudain, il faut se secouer, remercier, dire
rapidement ciao à ceux qui rentrent chez eux, se faire déposer à la gare,
monter dans le train avec Luigi car, finalement, nous allons à Milan. Je ne
sais trop l’heure qu’il est, ni s’il y a des changements. Cela prend des
plombes, où je somnole. Luigi m’abandonne au bas du grand escalier de la gare
centrale, déserte, avec mon attaché-case et le carton dont la corde me cisaille
les doigts. Luigi m’a recommandé de prendre le premier train qui passerait par
la Suisse car on annonce une grève des chemins de fer ce matin. J’entrevois
un grand lac, puis des tunnels, le Jura... Je retrouve la voiture au parking de
la Gare de Lyon. Je rentre chez moi où l’on s’inquiétait d’être sans nouvelles
(il n’y avait pas d’iPhone du temps de Tito...) Je range les bouteilles. Le
lendemain, au bureau, on s’étonne que j’aie été absent si longtemps : ‘’Quoi,
deux jours pour un mur de cinquante mètres carrés ?? Et en wagon-lit !..’’
Epilogue
Le petit mur fut commandé et construit. Mais ce ne fut, pour
cette application, qu’un prototype sans lendemain. Si ce n’est qu’à peine
terminé il résista (bien sûr !) aux séismes de 1976, ce qui lui valut une
petite place dans les annales...