J'entends à la radio que la controverse
entre les apôtres d'une réfection à l'identique et les prosélytes d'une touche
de modernité pourrait s'envenimer... Nous avons encore dans les yeux le brasier sidérant
de Notre Dame, au soir du 15 avril. Il m'est revenu quelques jours plus tard le
souvenir, ineffaçable, d'une autre nuit, il y a... soixante-quinze ans ! C'était
la guerre, je n'avais pas six ans, nous habitions au dessus d'une école à
Grand-Quevilly. Etait-ce le 19 avril ou une nuit de la "semaine
rouge" du début juin, je ne sais trop. Quand, à la fin de l'alerte, nous
sommes remontés de la cave nous avons vu, depuis la terrasse de l'école, la
ville de Rouen en flammes à l'horizon. Un parterre de feu devant l'amphithéâtre
des collines. Des pointes de clochers émergeaient du flamboiement ; l'aiguille
noire de la flèche de la cathédrale dominait l'incendie.
La ville était en ruines, sur les
deux rives. Les rues n'y quadrillèrent longtemps que des gravats, avant
qu'apparaissent des baraques de bois puis les chantiers de la reconstruction. Pendant
mes premières années de lycée l'autocar qui nous y menait franchissait encore
la Seine sur un pont Bailey brinquebalant. La cathédrale avait été éventrée
par les bombes, ravagée par le feu, mais sa longue flèche avait tenu bon, bien
qu'une torpille en ait cisaillé un pilier. D'autres splendeurs gothiques,
l'église Saint Maclou, le Palais de Justice, étaient en plus piteux état encore (1).
L'oncle Victor, le frère jumeau
de ma mère, était menuisier-charpentier. Il travaillait pour l'entreprise qui,
au fil des années, réussit à consolider, réparer, restaurer tous ces monuments
historiques (2). Il fut de tous les chantiers où il fallut étayer, échafauder, édifier
des cintres, remplacer ce qu'on pouvait des anciennes charpentes, refaire les
huisseries, les escaliers disparus. Sur le tas l'oncle Victor s'était lié d'amitié
avec le verrier qui restaurait les vitraux et en créait d'autres, modernes, là
où les anciens avaient été soufflés. Il prit plaisir à l'aider, le dimanche ou
pendant ses congés... Un jour, beaucoup plus tard, où j'avais emmené les
jumeaux faire un tour à l'abbaye de Boscherville, comme nous avancions, nez en
l'air, dans la nef romane, il me prit le coude : "Tu vois cette marque sur
la base de la colonne ? C'est la mienne." Et devant mon étonnement :
"J'ai donné un coup de main aux tailleurs de pierre..."
Sa main... Une scie circulaire en avait un jour
raccourci l'index et mis le majeur à l'équerre. L'oncle était ouvrier. J'ai
envie de dire qu'il était... la main d'œuvre : celle qui fait de la belle
ouvrage, par respect du talent et de l'habileté des anciens. Par fierté aussi de
prendre le relai et de créer peut-être autre chose, modestement, pour que ne se
perde pas le savoir-faire ni ne se tarisse l'imagination.
Quelques références :
2. Entreprise Georges Lanfry
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